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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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23 novembre 2009

Les TOURBILLONS de DEMOCRITE

"Yoga cittavritta nirodha" : Yoga est la cessation des tourbillons du mental. C'est le premier vers du grand Traité de Patanjâli sur le Yoga. Ce qui est frappant c'est la convergence de cette idée avec celle de Démocrite, d'Anaxarque et de Pyrrhon : "euthymia", calme des affects, cessation des troubles psychiques, dont Epicure fera l'"Ataraxia", le non-trouble de l'âme.

On sait que Démocrite est partisan d'une conception tourbillonnaire de l'univers: la dinè, le tourbilon. est la forme spontanée, immédiate de la nature : mouvement incessant, impermanence héraclitéenne, énergie "quantique", dispersion et imprévisibilité, tornades, orages, pluies diluviennes, torrents déchaïnés, mer houleuse, marées, fureur d'Okeanos, décharges eoliennes - turbulences des éléments, frénésie a-cosmique. Cela n'enlève rien à la perception des stabilités relatives, des formes apparemment fixes, comme sont les pierres et les montagnes. Perception grossière, incomplète, confortable et trompeuse. Déjà Montaigne notait que les stabilités ne sont que "mouvements vagissants", et que de fait un regard acéré perçoit sans peine le mouvement dans la stabilité elle-même. Ainsi de l'érosion, de la dispersion atomique, de la dissipation de la matière. Problème d'échelle : géologiquement tout se transfrorme, se modifie, se disloque et se recompose, d'un seul mouvement, à la fois selon une logique de destructuration permanente, et de composition permanente. Tout se fait, se défait, se re-fait autrement : eadem sed aliter. Pour la raison la nature offre le spectacle d'un affollement qui affola Platon, déclarant le sensible un "devenir-fou", un chaos où règnent l'incohérence, la démesure, échappant à toute connaissance et à toute prévision. (Voir le "Théétête", où Platon reprend la thèse héraclitéenne selon qui "tout coule" et que "le même homme ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve". Le malheureux Platon en conclura qu'll faut à l'esprit une "theoria" des Idées éternelles pour échapper à cette folie et construire un savoir assuré.

La vision tourbillonnaire de Démocrite est la plus moderne que l'on puisse concevoir. Elle renverse vingt cinq siècles de logique binaire et de rationalité causale. Certes il n' y a pas d'effet sans cause et de cause sans effet, mais nous voilà dans un océan de causes entremêlées, contradictoires, mal isolables et qui se complexifient encore de ce que nous cherchions à les isoler, modifiant de la sorte leur déploiement natif, et faussant nos conclusions. Le non-connu, et le non-connaissable s'en trouvent paradoxalement reportés à l'infini, insondables doublement, de notre ignorance, et de notre savoir lui-même!

Tout cela ne modifie pas vraiment notre perception ordinaire : nous voyons toujours le soleil se lever à l'est et se coucher à l'ouest. Mais notre conception est totalement renversée. Nous sommes bien immergés dans le tourbillon a-cosmique. Je dis a-cosmique parce que l'idée même d'un kosmos (un monde ordonné) est suspendue, décrédibilisée, renvoyée aux oubliettes de la connaissance. Ce sont peut-être les artistes, plus que les philosophes, qui rendent le mieux compte de cette révolution mentale, rejetant toutes les anciennes croyances à l'ordre et à la beauté, jetant résolument les oeuvres dans une radicale insignifiance.

Notre perception restera à jamais préhistorique. Notre connaissance scientifique et notre art contemporain nous jettent dans le tourbillon, et alors que devient l'idée d'un ordre humain fondé sur la raison, et notre rêve de sagesse, qui promeut l'euthymie et l'ataraxie?

Démocrite, dans un trait de génie absolument unique, maintenait ensemble toutes ces contradictions : la vision tourbillonnaire de l'"abîme" n'empêche en rien l'édification d'une science  des stabilités relatives : géographie, géologie, climatologie, physiologie et médecine. L'établisssement de lois naturelles, donc de régularités observables et quantifiables sont parfaitement rationnelles à leur échelle, alors même que la relativité générale en mine le fondement. Affaire d'échelle. Au niveau de l'existence humaine, dans le temps "rétréci" de notre expérience on peut négliger jusqu'à un certain point l'action des tourbillons et de la dinè universelle. Que la Sicile soit une dérivation géologique de l'Afrique (dont la durée de glissemnt se calcule en millions d'années) ne nous emêche pas de la considérer géographiquement comme un prolongement de l'Italie. Que l'Everest s'élève d'un centimètre en mille ans n'est pas en soi d'une importance considérable. Cela concerne la connaissance fondamentale. En somme la dinè, source universelle et loi de hasard universel, n'infirme en rien une conception rationelle des causes et des effets. Démocrite est à la fois un penseur du hasard radical et de la causalité rationnelle.

Mais alors qu'en est-il du programme de sagesse? Comment concevoir ue éthique de l'euthymie dans un univers tourbillonnaire? Commençons par observer patiemment le fonctionnement de notre esprit. Que voyons-nous? "Idées nous viennent, idées s'en vont" sans ordre ni logique, errements, errances et vaticination d'un esprit débridé "qui fait le cheval échappé", associations imaginatives, dérives des affects, affollements de nos représentations, idées fixes, idées vagabondes, délires intimes de la "folle du logis", irrationalité foncière de notre intellect, de nos émotions et de nos passions, que n' a-t-on écrit, des Stoïciens à Pascal, sur cette sauvagerie native de notre entendement? Les mêmes tourbillons quantiques dans les neurones et les représentations. Notre cerveau est bien un résumé d'univers!

Démocrite n'en pensait pas moins qu'une éthique est possible : "yoga cittavritta nirodha". S'il ne pratiquait pas le yoga il n'en recommande pas moins une version "occidentale" : calme des affects, réserve et prudence, exercices mentaux, développement de la faculté rationnelle. Le peu de textes que nous avons de lui présentent une bonhommie de bon aloi, une sorte de rusticité paysanne, une simplicité de ton qui ne va  pas sans banalité : observer patiemment le vol des oiseaux, écouter la douce musique des rivières, se retirer de la place publique et des affaires douteuses, bannir la préoccupation politique, cultiver ses rosiers, et se  moquer ouvertement de la stupidité commune. Son fameux, son inextinguible rire est celui des dieux de l'Olympe! Dans l'océan de la variabilité et de l'inconstance universelles Démocrite édifie sa fragile nef de sérénité, sachant bien que l'homme ne maîtrise rien, ni les dieux d'ailleurs, et qu'il est vain de s'en remettre à quiconque pour sauver une vie perdue d'avance.

"Cittavritta nirodha" : cessation des troubles de l'âme. C'est le pari de la sagesse. Pourquoi nous, fichtre, sommes nous incapables de cette sublime modestie?

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