De la JOIE comme RESOLUTION ETHIQUE
Notre époque est dépressiogène. Et les actualités déversées chaque jour ne font qu'ajouter à la morosité ambiante. La conséquence, bien connue, est le ressassement des insatisfactions. Le plus grave, peut-être, est de voir une jeunesse verser dans une sorte de "no future" généralisé, dont les aînés n'avaient aucune représentation. Par ailleurs glorifier le travail comme une vertu en soi est une sottise lorsque l'accès au travail réménuré est pour le moins improbable. Mais nos gouvernants n'en sont pas à une contradiction près. La schizoïdie ( contradiction flagrante entre l'injonction et le possible) devient une règle de gestion, et provoque les pires ravages, comme ces suicides de masse qui sont bien autre chose qu'une déplorable "mode". Bref, notre civilisation pratique à grands frais la culture des passions tristes.
Détournons nous sans attendre de cette contagion mortifère. Etre conscient des problèmes est tout autre chose que de s'y complaire, de s'y rouler comme dans un fumier. Voir, savoir, lucidement, complètement, c'est voir aussi combien il est dangereux de s'y complaire. Il y a chez certains une trouble jouissance, je ne sais quelle morne et perverse satisfaction à contempler le malheur. C'est de cela qu'il importe de s'extraire.
Cette morbide disposition demande à être analysée. Sommes-nous donc si peu aptes au bonheur, si peu friands d'heureuse vie, que nous recherchions avec délectation tous les signes du malheur en autrui et en nous-même? Le charme du malheur, précisément, c'est de légitimer frauduleusement la rancune : accabler le sort, gémir et tempêter, s'en prendre aux dieux et au désorde universel, se décharger de toute la hargne accumulée, de la haine et du ressentiment, et, dans une sorte d'exaltation macabre, se découvrir victime. Ah les victimes! N'ont-elles pas l'éternité pour exercer leur vengeance? Ah cette haine froide et farouche qui n'en finit jamais, qui empoisonne toute forme de vie, pourrit la pousse à sa racine, éternise le ressentiment! L'esprit de vengeance, bien souvent, étouffe toute possibilité de justice. Et de la sorte l'esprit de la loi, qui devrait rendre à chacun son dû, se voit perverti sans recours.
Je ne vois guère, pour sortir de ce piège infâme, qu'une authentique résolution de joie. Ah ça, me dira-t-on, la joie peut-elle se décréter? Je ne sais, mais je ne vois pas d'autre issue. Si nous attendons quelque messie nous attendrons fort longtemps. Si nous espérons quelque miracle de la religion ou de la science nous attendrons fort longtemps. Idem pour la technique dont on voit bien qu'elle crée de nouveaux problèmes en prétendant règler les anciens. De fait rien ne peut nous sauver, ni le savoir, ni la révélation. Quand nous avons fait le tour de toutes les illusions nous sommes acculés à cette tragique évidence : c'est maintenant ou jamais.
La joie n'est pas simplement une émotion parmi d'autres. C'est une décision éthique. Face à l'abîme nous n'avons qu'une alternative : la joie ou la tristesse. La tristesse est facile, puisque tout nous y conduit, nous y induit. La joie est vertu de courage.
Je sais bien que chaque jour apportera son lot de souffrance, d'insatisfaction, de déboires, et que je n'y pourrai pas grand chose. Ceux qui nous promettent la béatitude perpétuelle mentent. Pour autant il est permis, et plus viril, de faire cet acte fondamental par lequel nous décidons, autant qu'il est en nous, d'exercer notre naturelle puissance de sentir, de penser et d'agir dans le sens de la liberté créatrice.
Indépassable actualité de Spinoza.