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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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20 septembre 2009

INFIDELE FIDELITE : de notre relation aux Anciens

D'aucuns me croient bouddhiste. Mais  bouddhiste se définit par une triple adhésion : à Bouddha, au Dharma et à la Sangha, soit au sauveur, à sa doctrine et à sa communauté. Moi je n'adhère à rien, par paresse, mollesse, et, puis-je le dire, par conviction. Selon l'idée que je me fais de la philosophie il m'est impossible de me ranger sous aucune bannière, fût-ce la plus honorable. A quoi j'ajouterai que, selon l'enseignement de Bouddha lui-mêmen, chacun doit trouver en soi et par soi sa propre lumière : "Sois à toi-même ta propre lampe". Par quel miracle le chemin de Bouddha coïnciderait-il avec le mien, et le tien, sauf à soutenir que la vérité est en chacun et partout la même, et qu'en somme une seule position philosophique est vraie, définitive et incontestable. Ce qui réintroduit la doctrine sectaire que Bouddha expressément condamne. En bref il est impossible d'être bouddhiste sans verser dans la contradiction. Tout au plus peut-on se référer à la "bouddhéité", comme on se réfère à l'eudémonisme épicurien, ou au pyrrhonisme, comme je fais.

Cela n'est pas verbiage. Cette petite galipette pose un vrai problème. Comment se comporter philosophiquement envers les auteurs à qui on doit tant, qui nous ont éveillé, formé, éduqué? Comment être fidèle à leur vérité, qui est éclairante et superbe, sans se démettre de ses propres droits à la pensée, à la liberté? Quelques-uns se rangent sous une doctrine qu'ils jugent vraie, ils deviennet platoniciens, cartésiens, kantiens ou deleuziens. Soit, mais le sont-ils, et jusques où? Comment ne pas sombrer dans une sorte de suivisme distingué, dans la posture, voire l'hypocrisie? Lucrèce est-il épicurien? Allez savoir. Quant à moi je me comporte en pirate, mais pirate reconnaissant. Ma fidélité est à la fois totale et réservée. Le seul concept adéquat en cette affaire est celui que Hölderlin a inventé pour son propre compte, définissant son rapport d'amour et de distance avec la Grèce qu'il adore, ses dieux, ses héros et ses poètes : infidèle fidélité envers l'esprit antique, où l'on ne peut continuer et développer l'immense culture des Anciens qu'à conditiion de s'en détacher dans un "renversement catégorique". Nous ne pouvons imiter les Grecs, leur esprit est trop éloigné du nôtre, et leur exemple, qui nous inspire, ne saurait nous fournir de modèle. Nous devrons étudier, analyser leurs créations, en tirer la plus noble substance pour notre édification, vénérer le Beau et le Vrai, mais au nom de ce même Beau et Vrai inventer de nouvelles formes artistiques où s'épanouira notre propre génie.

Cela est ainsi pour la philosophie : que sommes nous sans le support des Grecs? Mais aussi, que devons-nous réaliser, et oublier, pour nous hausser à leur niveau sans les répéter ni les copier? De même pour la poésie. Cette immense culture qui pourrait nous asphyxier, comment la faire bouillir dans le chaudron de Dionysos et d'Apollon, pour qu'elle engendre de nouveaux soleils?

Montaigne, admirablement, réussit l'exploit : chez lui la culture acquise et intégrée se met à danser de nouvelles danses spéculatives et poétiques. Partout, quoi qu'il étudie, et il étudie avec pénétration, il cite d'abondance, il commente sans relâche, partout dis-je il est chez lui, au plus près de lui, et toujours sincère et vrai. Une culture qui s'émeut, s'ébranle, se lâche avec bonheur, aisance et volupté. Voilà ce qu'on appelle philosopher!

Quelques naïfs s'imaginent qu'il suffit de secouer leur petit cocotier intime pour faire tomber des fruits neufs. Ils n'engendrent que de la doxa laborieusement reconcoctée. L'expressivité subjective ne fait ni un poète ni un philosophe. Il faut de la culture, et encore de la culture. Mais surtout un regard éternellemnt neuf sur la culture, une éternelle disponibilité de novice, une insatiable curiosité, une exigence de vrai et de beau qui toujours s'ouvre à de nouvelles possibilités. Et par dessus tout une inaltérable fidélité à soi qui fait qu'en toute chose le jugement se renouvelle et se repose en soi. Sans quoi ce ne sera que farcissure et fricassée. Ce n'est pas l'originalité qui est requise, ce souci obsessionnel de l'innovation, de l'inédit et du non-conforme, non pas, mais la force de se replonger sans cesse dans l'originaire, de tout sonder à partir de cette source indéfinisabble et absolue de la singularité. "Moi, Michel de Montaigne...". "Moi, Arthur Schopenhauer...". C'est ainsi que fait tout penseur et créateur sérieux, alors même qu'il réexplore les sujets les plus rebattus, les plus éculés, mais qu'il les fait exploser sous la fraîcheur de son regard.

Originaire, et non originalité. Mais l'originalité vraie découle de l'originaire comme la rivière de la source.

Peu me chaut de faire oeuvre neuve et innovante. Peu me chaut de paraître répéter. Je sais, moi, que je ne répète pas, ni dans Epicure, Bouddha ou Pyrrhon. Ils me tirent en avant. Et moi je les laisse quelque part en route, pour d'autres gambades, et puis je les retrouve encore et encore. Ce  n'est jamais même rencontre, c'est toujours nouveau départ. Je sais qu'ils chemineront avec moi jusqu'au dernier jour de ma vie. Si je les abandonnais c'est moi que j'abandonnerais. Pour autant je ne les déifie pas, je les taste et les retaste, les ressasse et les regouste, et toujours le breuvage me donne sensation fraîche et nouvelle. Ce sont mes amis intimes, d'autant plus chers que me manquent cruellement des amis vivants et contemporains. Mais eux, en quoi seraient-ils des amis défunts? Si je pouvais croire en quelque vie future j'implorerais que l'on me laissât en compagnie de ces amis-là, les plus chers, les plus fidèles, auxquels je dois la constance de mon infidèle fidélité.

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