Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
Archives
Visiteurs
Depuis la création 1 056 029
7 avril 2009

DISCONTINUITE et CONTINUUM PSYCHIQUE

La discontinuité est partout. Dans l'univers d'abord, cette incroyable pétaudière de photons, d'électrons, de neutrinos et autres ondes ou particules. Le plus étonnat c'est que de tels bouleversements puissent générer de ci del à quelque système présentant une apparence de stabililité ou de congruence. Comme le remarquait Montaigne, "tout branle" dans ce monde, et même les Pyramides d'Egypte, et tout arrêt apparent, tout repos n'est qu'un mouvement vagissant et ralenti. Il faut penser le clinamen de Lucrèce comme une réalité éternelle, sans début et sans fin.  Il ne faut pas penser la déclinaison des atomes comme des exceptions, ou comme des causes originaires qui auraient déclenché des cataractes en série, des dérivations soudaines, ou un big bang originel : non, le mouvement des atomes, conformément à la thèse de Démocrite est un tourbillon, et la clinamen affecte de tout temps la pluie atomique, la modifie, l'incurve, l'incline, la fait dériver, la déroute et et la "délire", la délivre et l'enroule dans des cercles ouverts, ou la précipite comme des cascades, des cataclysmes et des cataractes. Dans cette folie inconcevable de la destruction et de la création permanente, nul repère stable, nul repos, si ce n'est l'apparence paisible, mais trompeuse d'un brin d'herbe, d'une forêt sans vent, d'une mer tranquille, bientôt grondeuse, tourmentée, tourbillonnante et comme prise de vertige. Et partout la lutte implacable des espèces, des individus travaillés par la pulsion de survie, la crainte, la violence primitive et la férocité du vouloir-vivre. A voir les choses de près et de loin, on est comme saisi d'une effroyable terreur, d'une angoisse intestine, et d'une stupeur sans mesure : sublime de l'horreur et de l'émerveillement infini. Et parfois, dans ce délire de la guerre éternelle, des rencontres sans animosité, les liens de Vénus, les attractions passagères, les fugitives accointances de particules, d'atomes, de corps enlacés pour un périssable  mariage. Aphrodite et Arès, la guerre et la paix, la nuit et le jour, le sombre et le lumineux : c'est l'univers tragique de la discontinuité universelle.

Ce modèle il faut le transposer dans la vie psychique. Après tout le cerveau nous présente instantanément, comme l'univers, un invraisemblable entrelac de réseaux neuronaux, interconnectés on ne sait comment, avec des trajectoires à vitesse inconcevable - déjà Epicure comptait la vitesse de la pensée comme l'unité de mesure fondamentale - selon des trajectoires, des circuits, des révolutions, des interruptions et des noeuds dont la logique, s'il y en a une, nous est totalement inconnue. Dix puissance quinze de connexions cérébrales! Voilà de quoi méditer sur la structure de ce qu'on appelle tantôt la matière, tantôt l'énergie, tantôt l'information. Après cela comment s'étonner de la discontinuité de la vie psychique! Pensée nous vient, pensée nous habite ou nous quitte, pourquoi, comment, nous n'en savons rien. Je voudrais ne plus penser à telle idée, telle image, et je ne pense qu'à cela. Je voudrais oublier tel air de musique, il me possède comme une araignée de vengeance. Je voudrais sentir le plaisir sur ma peau, sur mon ventre, je ne sens rien. Je voudrais dompter mes désirs, mes pulsions, mes obsessions, c'est moi qui suis possédé. Qui pense quand je pense? Est-ce une ou plusieurs personnes? Suis-je un ou plusieurs? Et qui commande dans cette bande de vauriens et de démons inconscients qui composent mon "identité "? Et pourquoi ceci plutôt que cela? Aurais-je pu être autre que je suis? Puis-je vouloir ce que je ne désire pas? - Et la liste est virtuellemnt infinie de nos incapacités, inconnaissances, oublis et réminiscences, pour peu que nous acceptions de nous asseoir sur un coussin, de ne rien faire quelques minutes pour laisser se dérouler le vertige insensé de nos sensations, perceptions, émotions, fantasmes, images ou idées qui traversent notre esprit comme un ciel d'orage! Qui dira après cela : "je pense donc je suis" quand on peut dire tout au plus : quelque chose pense, ou plutôt batifole, court, s'enlance, ralentit, se précipite, sans ordre ni raison, dans une tourbillon proprement insensé. Ah quelle rude expérience que celle des premiers exercices de méditation assise!

Le plus  étrange c'st que nous ayons si peu conscience de cet état de fait. Il en va ici comme de la perception courante : nous voyons des stabilités, des "objets" comme nous disons, une fleur, un arbre, un camion à l'arrêt. Quoi de plus rassurant que la vison du monde familier où nous évoluons d'ordinaire? Et quoi de plus familiier que nos pensées de chaque jour :aller travailler, prendre la voiture, saluer le concierge, lire le courrier, répondre au téléphone etc. L'urgence pratique nous détourne de la vison du réel : c'est une question de survie. Que deviendrait une souris métaphysicienne qui s'interrogerait sur la structure de la matière? Quel luxe que de pouvoir simplement faire retour sur sa pensée pour en découvrir l'extraordinaire richesse, diversité, complexité, discontinuité, impermance, tourbillon et tumulte? Cette découverte, que l'on fait assez facilement dans une simple observation de soi, a de quoi vous troubler jusqu'à l'orteil. (Le penseur de Rodin) . C'est là aussi une origine possible de la philosophie : l'émerveillement anxieux devant la complexité du psychisme, la vitesse de la pensée, l'in-quiétude de nos associations mentales.

On comprend mieux, dès lors, l'esprit de la philosophie antique. Comment ne pas être totalement envahi par les pulsions, embrigadé par des désirs si pressants et si passagers à la fois, des images sans contrôle, des terreurs et des espoirs sans fondement? Comment rétablir un continuum psychique une fois découverte l'incroyable diversité, passagèreté et futilité de nos pensées? Comment résister au flux des sensations, ne pas se noyer dans un flux mental immaîtrisable et capricieux? C'est la question des Epicuriens, des Platoniciens, des Stoïciens, des Kuniques, des Pyrrhoniens. Et c'est encore notre question à nous, à nous qui entre temps avons été mis à l'épreuve de l'inconscient psychique et de l'inconscient neuronal.  Que reste-t-il de la fameuse maîtrise du sage, de son ataraxie tant vantée, et si suspecte?

Les Anciens avaient conscience de la difficulté. Les Stoïciens se demandent  s'il a jamais existé un seul sage de par le monde. Epicure ne cesse de nous exhorter à l'effort de réflexion, de compréhension et de méditation : 'Exerce toi sans relâche". Comprenons : la discontinuité psychique est un fait de nature, c'est le fonctionnement spontané de l'esprit. Les bouddhistes, qui ne sont jamais en reste dans ce registre, enseignent que notre esprit spontané est comme un singe qui se ballote de branche en branche. Tout attire l'enfant, une mouche, un gâteau, le sourire de sa mère, un oiseau qui passe, et son regard est happé de mille et une manière, comme un petit chat, ou un petit singe. Conséquence : il faut créer un continuum dans l'esprit, une capacité de réguler les stimuli, de repousser l'attrait immédiat, de discipliner la pensée, de contrôler l'imagination. C'est ce que fait la leçon même de la vie, le principe de réalité. "Apprendre à rester assis" comme dit Kant. Et puis apprendre ses leçons. Apprendre à travailler. Mais le résultat ordinaire de cette nécessaire discipline c'est l'effet inverse. A force de se détourner vers l'utile, le pragmatique, le vital et l'obligatoire nous perdons bientôt le sens de la vie intérieure, l'accès à nos désirs et à notre intime vérité. De la sorte, la culture, pour nous permettre de survivre dans la réalité, nous emprisonne dans l'apparence de continuité, dans le solide et finalement l'inerte. Aussi faut-il, quand l'heure de la réflexion est venue, rouvrir une brêche dans cet édifice monolithique, retrouver progressivement l'accès à nos sensations, nos pulsions et nos désirs, ce qui produit à son tour une révolution inquiétante. On redécouvre la discontinuité, et l'on peut en perdre le bon sens. Le programme de la sagesse se précise : dans un premier temps, par nécessité vitale il faut s'adapter, donc faire taire progressivement le naturel et construire une continuité conventionnelle et pragmatique. Second temps, redécouverte, de la discontinuité originelle, étonnement salutaire mais dangereux. Troisième temps : créer les conditions psychiques d'un triple registre : registre de l'adaptation, de la relative permanence sociale et culturelle. Registre de l'observation des discontinuités. Puis, et c'est le plus difficile, registre d'une continuité psychique, autre que la conventionnelle, mais de nature à assurer une permanence relative qui intègre le mieux posssible la discontinuité et la relativise. Principe de constance supérieure. Même dans l'adversité le sage conservera une certaine équanimité. C'est la proposition des Epicuriens et des Stoïciens. Apprendre chaque jour un peu mieux à se hisser au dessus des contingences et accointances de l'événement, autant interne qu'externe, pour habiter "les hauts lieux fortifiés des sages" (templa sapientum serena), ce qui désigne moins un lieu physique (le Jardin) qu'une domaine psychique. L'intelligence des choses et des lois de la nature, la contemplation de l'immensité, le joie de la connaissance, le dés-oeuvrement méditatif, l'école de la sagesse et de l'amitié philosophique doivent peu à peu nous assurer la jouissance paisible d'un domaine préservé, dont le Jardin est le symbole.

On retrouve peu ou prou des constructions éthiques semblables dans les écoles de l'Antiquité, et aussi bien dans la tradition bouddhique. Seule l'intelligence peut, en dernier ressort, par le continuum disponible et intemporel de ses créations, nous élever au dessus des aléas du sort, non comme impossible maîtrise, mais par un clinamen conscient, une légère dérivation du corps et de l'esprit : du corps-esprit.

Publicité
Publicité
Commentaires
R
je voudrais vous signaler un site qui discute un peu des mêmes questions :<br /> <br /> Matière et révolution<br /> <br /> www.matierevolution.fr<br /> <br /> <br /> amicalement<br /> <br /> Robert Paris
Répondre
Newsletter
154 abonnés
Publicité
Derniers commentaires
Publicité