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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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1 octobre 2008

DU STOICISME

Je m'étais juré de m'abstenir, de ne plus penser que dans le général. Mais la chose est psychologiquement impossible, voire dangereuse. Vient toujours un moment où la subjectivité réclame son dû. Et lorsque vous êtes poète autant que philosophe vous risquez l'asphixie. Il ne faut pas s'imposer de discipline que l'on ne puisse suivre sans péril. Tel qui joue à se vouloir ce qu'il n'est pas, est, comme dirait notre cher Michel, un insensé qui chierait dans son chapeau avant de le mettre sur sa tête.

Entre deux villes, entre deux vies peut-être - dans la mesure où une telle expression peut avoir du sens - je suis comme un roseau qui penche tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Ou encore comme un ivrogne qui aurait juré de ne pas boire et qui ne pense qu'à boire! Par un certain côté je me sens étrangement serein, satisfait de mes décisions, confiant autant qu'homme puisse l'être, sous un climat vertueusement clément, sous un ciel céruléen, quasi attique, et comme hors de l'histoire et de ses aléas, goûtant par instant la parfaite ataraxie et l'authentique béatitude. C'est un sentiment étrange, qui ne laisse pas de faire songer au fameux sentiment océanique de Romain Rolland, que Freud avait si mal compris. Dans ces dispositions l'existence est comme supendue hors du temps, et quasi hors de l'espace dans la mesure où l'espace se rétracte au maximum, se resserre autour du noyau personnel, et dans le même temps se confond en quelque manière avec le cosmos lui même, sans intermédiaire palpable entre ces deux extrêmes. J'ai tendance à penser que cela correspond assez bien à ce que les Anciens appelaient la félicité du sage. Mais le plus étrange est que ce sentiment, si satisfaisant à tout point de vue, puisse être tantôt déchiré par une sourde angoisse, une soudain rappel de la condition ordinaire des hommes, une anxiété du temps qui s'était pour ainsi dire dissoute dans l'élation cosmique ou le resserement subjectif. La bulle ne tient pas. Quelque chose vient déchirer la surface lisse, homogène et continue. Qu'est ce que cela? Une faille, une coupure, un sentiment tragique qui déchire l'enveloppe, une soudaine inquiétude de la temporalité vécue, de la finitude, de l'irrévocable. Ce qui fut n'est plus, on n'y peut rien. Si nos Anciens avaient été tout à fait honnêtes ils nous auraient peut-être confié de ci de là leur désarroi, avoué leur impuissance relative, et fait amende honorable. Au lieu de quoi ils nous renvoient interminablment à leur recettes et leurs incertaines certitudes. Seul Lucrèce, peut -être, est capable de véracité, laissant transparaître sans fard sa tristesse occasionnelle, son accablement devant la  destinée et la stupidité humaine. Epicure n'est guère porté aux confessions, mais il nous rappelle à chaque page la nécessité de l'entraînement, de la discipline, du courage: " Médite nuit et jour ces principes", pour se construire en quelque sorte une nouvelle personnalité, se remodeler hors de la psychose collective, sur le modèle du dieu. C'est avouer en biais que le programme de la sagesse est chose malaisée, voire inaccessible. Qui peut prétendre raisonnablement, hors du dieu lui-même, avoir atteint durablement l'état de pleine félicité?

Voilà plusieurs jours que je reprends l'étude du Stoïcisme, et je retrouve, comme chaque fois, ce sentiment d'étrangeté, de léger malaise, d'inquiétude vague que m'a toujours inspiré cette philosophie, dont par ailleurs je suis tout prêt à reconnaître la noblesse. Mais il se glisse dans leurs conceptions je ne sais quel air de forfanterie, de forçage éthique, d'optimisme inconditionnel qui me rebutent. Sans parler de leur obsession de la vertu, qui a de quoi faire rire. "Comédiens de la vertu" diagnostique Nietzsche, avec sa finesse habituelle. Et cela c'est l'héritage plus ou moins conscient du kunisme de Diogène. Mais les Stoïciens n'égalent pas les Cyniques. On ne peut se vouloir à la fois des révolutionnaires de la vertu naturelle et des conformistes sociaux. Il est difficile d'imaginer Diogène dans le rôle du sénateur Sénèque ou de l'empereur Marc-Aurèle. Les Stoîciens sont au plus des cyniques abatardis.

Quant à dire que l'épicurisme et le stoïcisme sont des soeurs jumelles, bien que rivales, de la même ambition philosophique, je n'y souscrirai qu'à moitié. Je vois entre les deux écoles une différence radicale : la question de l'optimisme. Toutes les deux nous exhortent à la vie du sage affranchi des passions, à la discipline du désir, à une sorte de naturalisme éthique. Toutes les deux prétendent construire une sorte de cité des sages, même si elle ne comprend que quelques membres isolés dans l'espace et le temps. Les deux également insistent sur l'appartenance au cosmos, au sentiment cosmique, au détriment relatif du politique et du social. Les deux placent le sage en quelque sorte au centre d'un univers virtuel divinisé. Mais que cela ne nous voile pas le reste. La Nature des Stoïciens est incorrigiblement bonne, bienfaisante, favorable à l'homme, lequel est placé sans vergogne sur le trône de l'excellence. Admirable narcissisme anthropologique : l'univers est fait pour l'homme, en qui il se réfléchit dans l'excellence et la raison. Les Chrétiens n'auront plus qu'à développer cette théodicée anthropocentrique pour en faire un catéchisme de la justification inconditionnelle. Même les ouragans et les tsunami seront l'expression de la perfection divine. Mais Chrysippe n'avait-il pas écrit que s'il était sûr que ce fût le décret de la providence il se jetterait avec joie et reconnaissance dans les flammes? Heureusement, les Stoïciens pêchent si peu par modestie qu'on ne saurait les écouter sans rire!

Le Stoïcisme est une thérapie narcissique d'identification à l'Idéal du Moi. Cette idée n'est pas de moi, elle date déjà de quelques années. Mais là, dans ma nouvelle lecture, j'en suis encore convaicu davantage. Le sage, qui, eux mêmes l'avouent, n'existe sans doute nulle part en dehors de quelques figures mythiques, est l'incarnation de l'Idéal absolu qui aurait éliminé, éradiqué toutes les marques infamantes de l'humaine condition, élevant l'homme à la hauteur du dieu. Le dieu c'est l'idéal du Moi, grandiose, sans faille, et finalement égal à l'univers lui-même. D'où ces fanfaronades sur le pouvoir souverain de la raison, (qui nous laissent perpexes, nous modernes héritiers de Schopenhauer), sur le primat définitif de la vertu et sur l'infaillibilité du jugement. Ah quel optimisme! L'univers est parfait, le dieu est parfait, le sage est parfait, la providence règne et gouverne parfaitement, il ne reste plus quà déclarer parfaits l'empereur et l'empire! Etonnez-vous après cela que le stoïcisme soir récupéré par les pouvoirs quand il n'inspire pas d'excellents mensonges au pouvoir en place!

C'est Schopenhauer qui dira que l'optimisme est non seulement débile (intellectuellement) mais aussi criminel -sur le plan philosophique.

On me dira que l'épicurien n'est guère plus modeste. C'est vrai. Epicure lui-même se pose  comme un sage accompli et annonce tranquillement à son disciple qu'il sera comme un dieu parmi les hommes. " Comme" un dieu, et non un dieu. La distance subsiste, rappelée à chaque page : l'univers n'est pas spécialement bon, plutôt indifférent, d'ailleurs il est infini dans tous les sens, et ne saurait se concevoir comme destiné au bien-être de l'homme ; il existe d'innombrables univers dont nous ne savons rien ; les dieux, s'ils existent vivent heureux, sans se soucier de nous dans des intermondes inconnaissables, et inaccessibles ; la folie des hommes est à peu près invincible ; nulle part on ne peut trouver de sens a priori à ce qui existe ; les valeurs sont une convention sociale ; le bonheur est improbable mais théoriquement accessible. L'idéal du moi est bien là, comme chez les Stoïciens, mais en mineur: l'homme ne saurait être un dieu. Pas question de s'élever à la totalité (inexistante) et de s'y dissoudre dans une extase, pas question de prier quiconque ou d'espérer quoi que ce soit : le sage est un idéal de vie, mais rien de plus. Il se construit à la semblance des dieux, mais garde la distance infranchissable que lui impose la nature et vénère en toute chose la mesure. Rien ne prête à verser dans la mysticisme ou l'irrationnel : l'univers est la somme des atomes et du vide. Rien d'exaltant non plus. L'épicurisme ne risque pas de faire basculer le disciple dans la dévotion religieuse. En d'autres termes : le réel ne se plie en rien à nos désirs.

Métapsychologiquement je dirais que si le Stoïcisme est bien une éthique de l'Idéal du moi qui prétend absorber tout le moi, épurer les désirs, éliminer les passions, élaguer les tendances pour dresser pure et dure la Raison comme guide et instance unverselle, voire unique ( réduction psychique, élimination du "négatif", identification monolithique à la Raison, à la fois singulière et universelle) dans une sorte de narcissisme crispé sur l'excellence) ; l 'épicurisme me semble être davantage, malgré quelques ressemblances de surface, une éthique du moi : on analyse le moi comme il est, d'abord comme un corps, un organisme, une surface de sensations et d'inscriptions, et comme tel soumis aux lois naturelles comme tous les autres corps, puis on constate que le malheur commence avec la démesure des appétits, on propose une règle de fonctionnement : "rien de trop", calcul des plaisirs et des peines. Enfin on met en place une image régulatrice, de valeur éthique : le sage comme semblable aux dieux, parce qu'il comprend les lois de la nature et qu'il est capable d'autorégulation. L'idéal devient une norme de conduite qui inspire la joie et la beauté. Rien de plus.

A relire mes Stoïciens j'éprouve une secrète mélancolie, qui est peut-être au coeur de cette éthique : dénégation du négatif, perfectionnisme obsessionnel, narcissisme cosmique, quasi "maniaque". Les extases du Stoïcien n'induisent-elles de brusques désespoirs, quand surgit le réel dans sa cruauté, indifférent à nos subtiles constructions de pensée? L'épicurisme est plus réaliste  : " Occupez-vous de votre ventre". Et certes, c'est une bonne leçon de nous rappeler que nous sommes avant tout des ventres.

( PS : il est une délicieuse fable de La Fontaine qui illustre merveilleusement notre propos:

    "Un philosophe austère et né dans la Scythie

     Se proposant de vivre une meilleure vie

     Voyagea chez les Grecs..."      dans la suite on voit le stoïcien couper à tour de bras, tailler et retailler impitoyablement ses arbustes, au point de les déssécher, là où l'épicurien se contente d'enlever ici et là une mauvaise herbe, d'arroser, de caresser ses fleurs pour un résultat infiniment supérieur. L'idéal du Moi ne va pas sans un sadisme latent, d'où la mélancolie...)

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Commentaires
G
merci de ces indications précieuses, et vraies. Je ne puis dire que j'hésite vraiment entre deux écritures, car je crois bien qu'elle est effectivement toujours fidèle à elle-même, mais plutôt entre deux sensibilités assez contraires, un peu comme chez Rousseau déchiré entre le coeur et l'esprit. Cela est assez difficile à vivre et l'écriture me sert sans doute de synthèse approximative, car cela me permet de penser avec le coeur et de sentir avec la tête. En tout cas je vois que j'ai affaire à une fine lectrice, qui semble bien comprendre de quoi il s'agit pour le vivre elle-même. Votre blog a de la tenue, je vous en félicite. Pyrrhonikos.
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L
.....pourquoi je suis si compliquée, je dois être philosophe sans le savoir -<br /> Ce texte à la même écriture que le poème du dernier article - <br /> Pourquoi hésiter entre la poésie et la philosophie ?- Il suffit de faire de la poésie une philosphie ou de la philosophie, une vision poétique pour apprendre à vivre - A+ peut-être
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N
jolie l'image du chapeau :)<br /> <br /> soyez poète alors mon cher Guy ! soyez dans le subjectif ! il ne s'agit que de mots :)
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