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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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11 juillet 2008

DES PLAISIRS CORPORELS

Que l'ami lecteur me pardonne, mais parler de soi peut-être aussi un exercice profitable, bien que risqué. Epicure fait bien d'énoncer une éthique des plaisirs, mais lui, comment vivait-il au quotidien, cette question m'interresserait beaucoup. Comment un théoricien concilie-t-il les intuitions et l'expérience concrète? Je me dis quelquefois que l'homme heureux ne parle jamais du bonheur et qu'il faut en manquer pour en faire une théorie, comme si la résolution intellectuelle pouvait correctement diriger la sensibilité. Je sais moi, d'expérience, qu'il n'en est rien, que la disposition fondamentale du thymos est souveraine, et que les idées servent à s'accomoder de sa nature plutôt qu'à l'amender. Je soupçonne Epicure d'avoir été un homme fort malade et anxieux. Pourquoi sinon faire de la philosophie une école de santé physique et psychique? Quant à moi, malgré des années et des années de pratiques thérapeutiques diverses et variées, je me vois toujours inconstant, instable, sujet aux extravagances, incertain quant à ce que je désire, pusillanime et douteur. J'ai expérimenté à peu près tout ce qui existe et je ne trouve pas la sérénité durable de celui qui se contente dans la vie. Il ne me reste plus qu'à en prendre mon parti et de faire le deuil d'un impossible bonheur.

J'ai décidé qu'entre bonheur et sérénité il faut choisir. Etant incapable du premier je me rabats sur la seconde, avec l'espoir secret qu'elle puisse par la bande préparer au premier, ou du moins en accorder une parcelle. A défaut de bonheur je cultive assidûment le plaisir, mais un plaisir modeste, équilibré, facile à trouver, et qui permet de supporter le poids de l'existence. Je dis bien le poids, car dans mon idiosyncrasie même il y a je ne sais quoi de lourd, de voûté, jusque dans mon allure générale, avec de terribles coups de fatigue qui me clouent presque à demeure. Et par ailleurs c'est sur le terrain de sport et le tatami que j'ai développé les émotions les plus vives, la jouissance virile d'un corps fait pour l'action, et un dynamisme quasi inépuisable. Je ne suis pas un champion, d'ailleurs je mépriserais plutôt cet état dans les conditions actuelles, mais un bon sportif moyennement et généralement doué, sauf pour la nage et l'escalade, qui m'inspirent trop d'anxiété. Depuis dix ans hélas je traîne une carcasse moulue et vermoulue, sans force ni résistance, juste capable de quelques exercices lents et graves à la sauce taoïste. J'évoque pafois avec nostalgie ces heures de joie absolue que je goûtais avec mes fils dans la pratique des arts martiaux. Je me rabats sur une forme édulcorée et poussive de yoga pour retraités, avec de longues séances de rêveries et de relaxation. C'est mieux que rien. Globalement j'ai bien du mal à assumer les limitations de mon âge après avoir connu tant de plaisir dans l'effort soutenu et joyeux d'un corps sain et libre.

De fait je suis né fatigué. Et c'est une étrange anomalie d'avoir été capable de tant d'énergie dans un corps qui ploie constamment sous une désespérante  langueur. Hélas, ce n'est pas le corps, c'est l'âme, affublée de je ne sais quelle inaptitude foncière à la satisfaction et à la paix. Cette âme est un champ de ruines. C'est d'ailleurs de châteaux en ruines et autres mausolées funèfres que je rêve le plus abondamment, et parfois plusieurs nuits de suite. A dire vrai cela fait des années que je n'ai fait un rêve agréable, ou plaisant ou stimulant.

Le plaisir constant de ma vie c'est le manger. Je ne suis ni gourmet ni gourmand, mais extrêmement dépendant des rythmes biologiques, des horaires notamment  et ne puis souufrir le moindre retard de dîner ou de souper sans me mettre à souffrir d'anxiété. Le venttre vide me met hors d'usage, et pour l'effort physique, et pour la pensée. Je ne partais jamais au travail sans une réserve confortable de pain et d'eau. A quinze ans je me disais souvent que la vie me pouvait pas m'abattre absolument tant que j'apprécierais un solide camembert. Et cela s'est avéré exact. Dans ma dépression récente j'ai perdu l'usage de tous mes plaisirs et de mes fonctions vitales, sauf l'appétit. Je mange donc je suis.

Je me suis demandé souvent d'où me venait cette féroce disposition aux joies du palais. Je crois savoir qu'ayant été très trop placé en hôpital et soumis au régime de la carotte cuite j'en suis revenu aussi affamé qu'un rescapé des camps, avec la terreur perpétuelle de mourir de faim. J'en suis toujours là, et comme le sort m'a plutôt favorisé sur le plan matériel, je puis sans peine accepter cette dépendance qui ne nuit à personne, et qui me restaure dans le sentiment d'existence. C'est une chance de n'avoir jamais succombé à quelque tentation boulimique. Mon addiction invincible au tabac tire sans doute de là son origine : quand je ne puis mager au moins puis-je fumer. J'apprécie à peu près tous les plats, mais j'ai une préférence pour les gros plats régionaux, bien gras et bien lourds, de quoi vous sustenter un certain temps sans la sensation du manque! Ajoutez à cela le boire, surtout du vin à table - jamais un repas sans deux bons verres de vin rouge - de l'eau en grande abondance pour la soif quasi inextinguible qui me tenaille, de la bière à l'occasion avec des amis, et pour le reste thé et café, avec la pipe, compagnons nécessaires de toute réflexion ou écriture sérieuse. On sait que Freud, grand consommateur de cigares, appréciait plus que tout l'alliage du tabac et de l'écriture. A chacun ses manies. Moi je préfère la pipe, et la première idée qui me pousse au lever, outre le bon café aromatique du matin, c'est la perspective d'une bonne pipe accompagnant ma séance d'écriture. A vrai dire, sans pipe ni café, mon esprit est aussi rétif qu'une mule à tout effort de concentration. Si je suspendais ces deux addictions je deviendrais aussi idiot et improductif qu'une pierre. Cela dit, mes consommations restent très modestes. En bon épicurien j' ai compris très tôt que le plaisir se sustente et se renforce de la rareté relative. Le plaisir qui exprime ou accompagne la santé ne doit pas la corrrompre par l'excès.

Il me plaît de trouver en Montaigne un excellent conseiller en matière de plaisir, surtout le Montaigne de la fin des Essais, où se livre une véritable "ars viventi et gaudendi". Heureux et gaillard complément d'Epicure, avec un certain laisser-aller, un nonchaloir gascon ou périgourdin que ne connaissait pas le sévère Maître du  Jardin, et qui a tout pour réjouir une bouche, un estomac, un ventre bien faits! Je trouve en Montaigne un plaisant camarade de route, toujours fin et averti, toujours intelligent, sans dogmatisme ni pruderie, noble gustateur du vin de Bordeaux comme de la volupté vénusienne! Et sur ce dernier point, j'ai bien à apprendre de lui, car mal éduqué dans un  dogme catholique, pudibond, austère et fort ennemi des plaisirs de la chair, j'ai eu bien du mal à conquérir l'usage naturel d'une virile vigueur. Mais enfin, après tant d'années de mariage avec la meilleure épouse qui soit, j'ai bien appris ce que volupté veut dire. Avec les années on met la qualité douce, tendre et joyeuse de la rencontre bien au delà de la frénésie adolescente. Au total c'est tout bénéfice, même si forcément le quinquagénaire, et le septuagénaire donc, n'est plus un Adonis.

C'est ainsi que les plaisirs du corps nous font apprécier la vie là où une intelligence trop vive, une sensibilité exarcerbée, un sens excessif de la laideur et de la méchanceté humaines vous détourneraient volontiers de toute satisfaction. Pour vivre, et vivre bien, il ne faut pas être atteint de cette maladie de lucidité, de clairvoyance et de pénétration qui font le philosophe, sauf si un tempérament artiste compense par l'amour de la beauté la terrible vision du réel tel qu'en lui même.

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