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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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17 juin 2008

LA NON-DIFFERENCE

Voici le texte canonique sur lequel nous pouvons nous appuyer pour dégager pleinement la position philosophique de Pyrrhon:

"Timon son disciple dit que celui qui veut être heureux a trois points à considérer : d'abord quelle est la nature des choses ; ensuite dans quelle disposition nous devons être à leur égard : enfin ce qui en résultera pour ceux qui sont dans cette disposition.

Les choses, il les montre également in-différentes, im-mesurables, in-décidables. C'est pourquoi ni nos sensations, ni nos jugements, ne peuvent, ni dire vrai, ni se tromper.

Par suite, il ne faut pas leur accorder la moindre confiance, mais être sans jugement, sans inclination d'aucun côté, inébranlable, en disant de chaque chose qu'elle n'est pas plus qu'elle n'est pas, ou qu'elle est et n'est pas, ou qu'elle n'est ni n'est pas.

Pour ceux qui se trouvent dans ces dispositions, ce qui en résultera, dit Timon, c'est d'abord l'aphasie, puis l'ataraxie " (texte d'Aristoclès dans Eusèbe, préparation évangélique XIX, 18, 1-4)

Texte difficile, certes, extrèmement ramassé, mais qui dit bien l'essentiel. Nous allons essayer de le comprendre ( Je précise que je m'appuie partiellemnt sur le travail remarquable de Marcel Conche dans son livre : "Pyrrhon ou l'apparence" chez PUF). Mais la lecture que je donne ici est personnelle.

"Si tu veux être heureux". Nul n'est forcé de désirer le bonheur, mais la vraie philosophie, pour un Grec, ne saurait avoir d'autre but. Ce qu'on appelle l'"eudémonisme". (Eudaimonia : bonheur, ou félicité) .Le problème n'est pas le but ( l'ataraxie) mais le moyen. Là dessus Epicure et Pyrrhon divergent. Mais tout deux commencent par s'interroger sur nos pouvoirs de connaissance et sur l'image du monde que nous construisons. Epicure part des atomes et du vide, Pyrrhon part d'une question : est-il en notre pouvoir de connaître?

A partir de cette hypothèse pratique (être heureux) il faut considérer trois points:

1) Quelle est la nature des choses? Traduction boîteuse, mais impossible. Que dit le texte, heureusement conservé, et peu contestable? "Hopoia péphuke ta pragmata" Littéralement : comment sont nées (advenues) les affaires ( au sens de : les processus universels) Pephukè est lié à physis, la nature, exprimant l'idée de "naître, engendrer, que le latin entend encore dans nasci , natura; naissance, origine, processus de croissance. Il s'agit donc bien de la "nature", la "physis", l'éternelle croissance de ce qu'on appelle l'univers. Puis nous avons "pragmata" qu'il faut bien distinguer de "eonta" généralement utilisé en grec. Eonta ce sont les êtres, les étants en toute rigueur. Mais Pyrrhon, à la différence d'Aristote, ne parle pas des eonta, les étants, mais utilise un mot très vague, et pluri-sémantique : pragmata, de prattein, agir. Pragmata : les affaires, les actions, les événements. Rien de substantiel, rien qui évoque l'être, ou les étants comme réalités stables et constantes. Nous l'avons déjà dit : dans le champ de pensée de Pyrrhon ni d'être ni de non-être, rien que des apparaître, des processus ou des phénomènes ( en grec ce qui apparaît) .

Résumons. Il faut, pour être heureux, avoir une idée juste de la "nature "des "choses", donc comprendre que l'homme n'est pas une substance stable face à des étants stables doués de substance et connaissables par elle, il n'est pas en présence d'un Etre métaphysique, souverainement caché dans les replis de l'apparence. Il n' a affaire qu'à des "pragmata", des manifestations précaires, èphémères, transitoires, des glissements, des passages. Univers chaotique et incompréhensible, comme le dit nettement le second point. Tout connaissance ruinée dans son principe l'homme pyrrhonien pourra se débarrasser des opinions et jugements qui gangrènent notre vie mentale et se préparer au bonheur. Voilà une forme d'ascèse qui a de quoi surprendre, voir choquer la conscience moderne.

2) Ces "pragamata", ces "choses" ( pour bien saisir il faut opposer chose à objet. l'objet est une construction sensorielle et mentale d'un sujet connaissant, ou croyant connaître. La "chose" pyrrhonienne est totalement étrangère à la re-présentation). Il y a sans doute "quelque chose", il y a sans doute des phénomènes, des "existants" passagers, mais nous ne pouvons les connaître. Il sont, nous dit le texte "également in-différentes, im-mesurables, in-décidables".  Egalement, car dans cet univers sans forme et sans substance tout s'équivaut dans l'indéterminé. "In-différents" car comment distinguer quoi que ce soit si rien ne possède de substance propre pour la définir, la saisir dans un concept? "Im-mesurables" puisqu'il n'est plus de critère de mesure, toute chose équivalant à n'importe quelle autre? Un insecte vaut une étoile sous le regard in-différent du pyrrhonien. "In-décidables" , évidemment, en l'absence de tout critère de vérité, de préférence et d'action. "Nihilisme"de la connaissance dira Marcel Conche. Je n'aime pas beaucoup cette interprétation de nihilisme, qui fait pencher le balancier vers le néant, et la mort. Je vois plutôt dans Pyrrhon une tentative sans concession de penser les conséquences d'une "ignorance définitive et finalement savante : docte ignorance.

Ce qui en résulte, et cela est mieux connu, c'est que le pyrrhonien ne fait confiance ni aux sens ni à la raison, à aucun instrument de connaissance, puisqu'en somme, pour nous répéter, la connaissance est définitivement impossible. D'où le caractère "imperturbable" de la conduite pyrrhionienne. Etrange aboutissement, mais parfaitement cohérent, pour un homme que la tradition qualifie de sceptique: le pyrrhonien a sa certitude à lui, qui défait irrévocablement toutes les autres (les dogmatiques) et cela suffit, que dis-je, cela conditionne et assure son bonheur!

On comprend mieux, je crois, l'attitude polémique de Pyrrhon : combattre sans relâche toute position qui fait confiance aux pouvoirs de l'esprit humain, qui ne sont qu'illusions et forfanterie. Dépouillement radical et sans reste de notre immodestie native, disons pour faire moderne, de notre narcissisme. On voit mieux pourquoi la tradition vomit Pyrrhon,  et les universitaires au premier chef, auxquels Pyrrhon dérobe le pain quotidien de leur office!

3) Aphasie. Impossible en effet de dire quoi que ce soit de sensé sur "la nature des choses" si toute chose échappe à notre prise. Suit un étrange ballet de dénégations : d'une chose je ne puis dire qu'elle "est". Mais je ne peux davantage dire qu'elle "n'est pas" ( pour les mêmes raisons, la négation étant l'envers de l'affirmation) . Je ne puis dire qu'elle est tout en n'étant pas. Je ne puis dire qu'elle n'est pas tout en niant qu'elle n'est pas! Véritable casse-tête chinois, qui ne laisse pas de nous évoquer les apories subtiles des bouddhistes. Par exemple: après sa mort, le Bienheureux est il vivant ou pas vivant. Je ne puis dire qu'il est vivant. Mais je ne puis dire qu'il est mort. Je ne puis dire qu'il est à la fois vivant et non-vivant. Je ne puis affirmer qu'il soit à la fois non-vivant et pas non- vivant! Gageons que Pyrrhon s'est transformé en redoutable logicien extralogicien au contact des Hindous. La démarche est étonnamment convergente, jusque dan les termes. Mais comme nos érudits français ne connaissent pas la pensée orientale, pour la plupart du moins, il vont taxer la pensée de Pyrrhon de contradiction dans les termes, de fumisterie, et se gausseront de ses "pirouettes sophistiques". En l'affaire ils ne ridiculisent qu'eux-mêmes!

Ni sens, ni raison: l'homme nu dans un univers inconnaisdsable, définitivement étranger, obscur, impénétrable. On comprend ce qui a fasciné Montaigne, épouvanté Pascal : "cet espace infini m'effraie". Il y a de quoi! Vertigineux Pyrrhon, penseur de la vacuité! Plus moderne que le plus moderne d'entre nous, quand on voit nos savants et nos penseurs se perdre dans de vaines subtimlités sur l'essence ultime de l'univers! En attendant les hommes continuent opiniâtrement à cultiver leur folie meurtrière. Pyrrhon disait avec amertume; "Il est bien difficile de dépouiller l'homme" en s'appliquant la sentence à lui-même. Ne s'est-il pas surpris lui-même à redouter l'attaque d'un chien, et à sauter, toutes jambes envolées, dans le refuge d'un arbre, avant que d'avoir compris ce qui lui arrivait? C'est que nous sommes un ventre et un thymos avant que d'être des génies pensants! GK

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