DEUILS et CHAnCES de la SOIXANTAINE
La vie est une suite de crises, avec de temps en temps des accalmies, parfois longues et bienheureuses, parfois courtes et trompeuses. C'est dire que la crise n'est ni une exception, ni une anomalie, mais un processus vital d'adaptation et de renouvellement. Une poussée de dent est une crise. La puberté est une crise. la soixante peut l'être ou ne pas l'être.
Je viens de traverser, quant à moi, une crise majeure, sur plusieurs années, et parfois j'ai eu le sentiment que je ne m'en remettrais pas, que j'étais bon pour le sapin. Deuils des parents, départ des enfants, tous majeurs, libres et plutôt heureux, échecs patents de mes ambitions littéraires et de ma vocation de poète, passage à la retraite, avec, il faut le dire aussi, une dépression récurrente qui a assombri et aigri quelque peu un caractère déjà porté à la mélancolie, mais alerte par ailleurs et plutôt dynamique. Je pense souvent à Montaigne qui se sentait vieilli dès les quarante cinq ans et qui se plaint sans cesse de sa capricieuse mémoire. Cela m'arrive aussi. Mais récemment je me suis senti si vieux que je m'étonnais de pouvoir encore poser un pied l'un devant l'autre. A d'autres moments je me sens plutôt gaillard et pétant de projets, - fort peu réalistes en vérité. J'ai toujours été plutôt cyclothymique, avec des variations fâcheuses de l'humeur, ce qui a donné à mon parcoiurs interne quelque chose de chaotique et de souffreteux. A l'extérieur je fais plutôt bonne figure, ce qui trompe le monde. Globalement j' ai toujours trouvé la vie très difficile, alors même que socialement j'ai pluôt réussi mon coup. Mais le social c'est l'apparence. Ma vraie disposition interne est plutôt mélancolique, comme déjà dit, avec des accès de bone humeur qui ne présagent rien de bon. J'ai souvent dû recourir à l'aide psychologique externe pour surmonter mes crises et tenter de colmater des plaies béantes. Mais il y a pire, et j'en ai une conscience très aiguë.
A soixante ans j'ai le sentiment que la vie m'échappe de partout, qu'elle me glisse entre les doigts et que le temps s'accélère d'une manière invraisemblable. Les journées passent comme des songes, souvent identiques quant au contenu. Je n'aime plus guère voyager, cela est si fatigant! Je n'aime plus la musique alors que j'appréciais cet art plus que tous les autres, poésie mise à part. La musique me rend triste, nostalgique et chagrin. Je n'aime plus guère que le chant des oiseaux, si varié, si mélodieux, si apollinien alors que Mozart même me paraît sombre. Je passe de logues heures sur mon balcon, d'où je jouis d'une vue admirable sur les arbres et les maisons à moitié dissimulées par le feuillage en croissance. Je fais de la méditation, de plus en plus souvent et de plus en plus longuement. Les oiseaux bercent et colorent mes impressions intérieures et leur confèrent une sorte d'exquise fraïcheur. Ou alors je m'assois à ma table, je dispoes un livre ou un cahier devant moi, mais j'oublis de lire, absorbé par la beauté des arbres et des nuages. Je voudrais écrire quelquefois sur mon balcon, mais je n'y arrive pas. La verdure me fascine et me fait considérer mes propres pensées comme des habillages sans contenu. La vraie pensée ne pense pas. Je pense de moins en moins. Je lis de moins en moins et je suis de plus en plus longtemps à ne rien faire, à rêvasser sur ma terrasse. Cela me rend en quelque sorte la conscience du temps, de son écoulement continu, mais aussi, à de bienheureux moments, de sa lenteur. Le temps le plus agréable c'est celui qui s'oublie lui-même dans une longue méditation silencieuse, recueillie, en position bouddhique. C'est là l'application parfaite de la Theoria, telle que je l'entends
On aura compris que dans un tel dispositif ce qu'on appelle la philosophie m'occupe assez peu. Mais sait-on que Descartes recommandait de ne pas philosopher plus d'une heure par jour? Que Hume quittait volontiers ses traités "abscons et abstraits" pour retrouver la compagnie des honnêtes gens? Les philosphes ne sont pas toujours les barbons déjantés que l'on imagine!