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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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25 janvier 2008

La PEAU et la PHOTO

Je ne suis ni photographe, ni modèle. A vrai dire j'ai depuis très longtemps une sorte de phobie : j'ai horreur d'être photographié, comme, enfant, j'avais horreur des magasins d'habillages divers et variés, des manipulations plus ou moins délicates des vendeuses qui essayaient sur ma pauvre enveloppe leurs fichus pantalons ou pull-over, des tâtements médicaux ou infirmiers, des soins hopitaliers et de toute la gamme des contacts de peau. La chose s'est un peu atténuée, surtout à la faveur des caresses amoureuses et autres gâteries délectables. Mais le fond reste. Je fais toujours un épouvantable client vestimentaire réfractaire à la mode, indécrottablement agreste. Quand à la photo je supporte aujourd'hui de servir d'objet "documentaire",  mais c'est toujours par pur esprit de courtoisie. Quant à la photo d'art j'adore, puisque cela ne me concerne en rien dans mon intimité physique.

Je ne vais pas entreprendre une psychanalyse de soixante ans pour chercher l'origine sans doute introuvable de cette phobie. Ma question est : quel rapport psychique entre la photo "de corps" et la peau ? Certaines personnes rafollent de ce petit jeu : poser devant un monument, dans un jardin avec belle-mère et bébé, entre deux rhododendrons, face à la fontaine ou sur fond de mer, et dans toutes les situations imaginables. Souvenir de famille, bien sûr, que l'on range au fond d'un tiroir et que l'on oublie bien vite au retour de vacances. Trace d'un passage. "J'ai fait la Grèce avec ma maîtresse, voyez commez elle jolie". Illusion d'intemporalité. Lutte contre le passage, le froissage, le défrisage. Et dans les regards je ne sais quelle complicité avec celui qui se dévoue à prendre la photo, à charge de revanche, une petite allégresse, et chez certains insociaux comme moi, une secrète mais bien réelle mélancolie. Voilà, c'est dit, la photo me rend mélancolique sitôt que j'en suis l'objet, toujours un peu violé, c'est ainsi, dans mon sentiment d'intégrité.

La photo de "corps" (je ne sais comment dire autrement pour qualifier la prise de vue du corps soit en entier soit dans un détail) est évidemment une sorte de réplique du miroir. De ce point de vue elle conférerait, suivant Lacan, une sorte de jubilation : ainsi donc c'est moi, dans mon entier, comme mon corps unique, unifié, plutôt présentable, beau peut-être, séduisant encore malgré la bedaine qui menace de faire exploser le pantalon, et malgré les rides qui me strient le faciès. La plupart des gens sourient volontiers. Ils y trouvent un gain de plaisir. Ils se retrouvent, comme l'enfant qui voit son Moi Idéal matérialisé dans un reflet, dans une sorte de fusion mystique avec eux-mêmes, à la fois interne à soi-même dans le ressenti, et externalisé dans le regard de l'Autre. Paroxysme religieux : "je suis celui qui est", à la fois dedans et dehors, toutes distinctions supprimées. Pour une seconde de ravissement je suis Dieu!

La photo me rend l'unité qui ne cesse de se perdre dans les méandres de la sensation, des impressions passagères, des humeurs incontrôlables, des démangeaisons déplaisantes, les émotions et les petites douleurs récurrentes. Sur la photo je n'ai pas mal aux pieds, je ne transpire pas, je ne sens ni bon ni mauvais, rien ne révèle ma douleur secrète, mon angoisse ou mes obsessions. Bien que matériel je suis parfaitement immatériel, comme ces anges musiciens aux plafonds des églises. J'ai peut-être un corps, mais c'est un corps glorieux, immaculé, corps sans organes ni intériorité répugnante, sans digestion ni respiration, sans le sang qui saigne ni les irritantes viscosités organiques. Si jai un corps c'est un corps idéal. Et surtout, je ne suis pas un corps - entendons un corps réel qui vit, respire, souffre et jouit! Je suis sorti de l'abjection animale, de la pesanteur physique, de l'esclavage des sens, bref je suis devenu une Image. Une belle image certes, qui semble si vivante, pimpante et triomphante ! Et parfaitement morte!

A présent nous pouvons mesurer la distance infinie qui sépare la peau réelle de l'image photographique. La photo est une surface inerte, inamovible, figée dans son éternité de papier coloré. Froide comme le marbre, insensible et déshabitée. Mais la peau c'est tout autre chose! La peau ça vit, ça respire, ça exsude, ça tremble, ça jouit, ça reçoit les contacts et les métabolise, ça exprime vers le dehors les sensations, émotions, désirs, palpitations, exhalaisons d'une âme et d'une sensibilié active! On sait mieux aujourd'hui que la peau, dans l'utérus, se construit sen même temps et au même rythme que le cerveau, comme si la peau était une membrane externe du cerveau, son enveloppe en quelque sorte. Bien autre chose qu'un vulgaire sac qui contiendrait un paquet d'organes plus ou moins ragoûtants! La peau est ce qui permet de construire l'unité corporelle - pas celle, toute extérieure de l'image - mais l'unité organique vivante et vibrante d'un organisme psychophysique! Pour construire vraiment une peau, pour donner une peau à un bébé, il faut le tenir tendrement, le caresser, le caliner, le bercer, lui donner le sein, assez longtemps pour qu'il puisse en sécurité se construire une bouche qui soit autre chose qu'un entonnoir, et un complexe buccal-oral-disgestif source de plaisir et organe de désir! C'est autour de l'orifice buccal qu'il construit des zones érogènes, et par extension une peau de sensibilité, de réceptivité et d'expression!  Et ainsi de suite pour les autres zones, qui doivent se raccorder progressivement pour former une peau globale, sans béances catastrophiques, sans zones d'insensibilité et de dégoût.

Que tirer de tout cela? Nous sommes dans un monde d'images mortes. Nos adolescentes sont invitées à se modeler sur les stars, ces déesses immatérielles des magazines. Ces feuilles mortes. Anorexie. Dysmorphophobie. Mutilations et scarifications. Tristesse et dépression. Idéaux inaccessibles. Sensation de vide et de trou béant.Toute une machinerie macabre de la mort psychique. Thanatocratie. Mais qui invitera enfin nos jeunes filles à rire de ces trophées insalubres, de ces tristes mascarades de poupées exsangues, pour chanter la vie, la vraie?

Epicure : "L'amitié fait sa ronde autour du monde habité pour célébrer la vie heureuse" GK

 

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