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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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22 novembre 2007

ETHIQUE de la SOIXANTAINE

J'ai depuis peu dépassé les soixante ans. Avec un peu de chance je puis escompter vivre encore une vingtaine d'années. Mais je ne fais pas une obsession de la durée. Plutôt mourir bientôt, d'un arrêt cardiaque, ou d'un accident, que de traîner d'affreuses douleurs sur le tard, en suppliant le ciel de soulager ma misère. Certains restent gaillards fort longtemps. D'autres souffrent mille morts de leur vivant. Aucune espèce de justice dans les affaires humaines. "Tout est hasard dans la vie des hommes" avait écrit Freud  en conclusion de son livre sur Léonard de Vinci.

Supposons donc que je meure demain, ou dans quinze ans. Je veux concevoir et vivre une éthique valable dans les deux cas. C'est dire que la durée est ici parfaitement secondaire, voire illusoire. En un sens très précis, dont j'ai souvent parlé, rien ne distingue une seconde d'un millénaire à partir du moment où la mort emporte tout. Vivons donc sans nous péoccuper du terme. Nul n'a jamais raté ce rendez-vous là.

A soixante ans le déclin physique est absolument manifeste. Que dire après quatre vingt ou quatre vingt dix? J'enrage de voir parfois à la télé s'exhiber de vieilles défroques jaunies et arthrosiques dont tout un chacun se fait fort de célébrer l'invincible jeunesse, alors que les mains tremblent, crevassées, boursoufflées, piquées de verrues brunâtres, que les dents s'entrechoquent en un hideux rictus de macchabée. Que ces gens-là soient vieux je n'y vois nulle calamité, mais que le public feigne de s'extasier sur leur prétendue juvénilité, allant jusqu'à les envier, disent-ils, voilà qui est dégradant, obscène et d'une consternante hypocrisie! Que n'exhiberait-on aujourd'hui, et jusqu'aux viscères, et jusqu'aux entrailles, pour une heure d'audience! Je veux que l'on assume son âge. Et surtout que l'on cesse de feindre une jeunesse qui n'est plus, en racontant des sornettes sur ses capacités intactes, ses exploits érotiques et autres fadaises. Il ne s'agit plus de rivaliser avec les jeunes, de conquérir quelque donzelle mal débouchée pour se prouver, à soi et aux autres, sa virilité et sa prestance. C'est là gâtisme inversé, infantilisme cabochard, et au total, sottise.

La dernière partie de la vie peut être intéressante si l'on a fait quelques renoncements nécessaires, accepté les déceptions de l'âge, pactisé avec la finitude corporelle, ou avec la maladie quant elle est incurable, et que cependant on puisse ouvrir de nouveaux champs d'intérêt. Jung dit avec pertinence que la seconde partie de la vie, au contraire de la jeunesse qui n'est au fond que lutte et perpétuation de l'espèce, devrait être consacrée à la culture. Culture de soi d'abord, avec ce que cela comporte de retournement, d'ascèse et d'intériorité. Culture d'autrui, quand cela est possible. Notre société ne sait pas utiliser et faire valoir les trésors d'expérience et de connaissances amassées dans le corps et l'esprit de ses anciens, véritables bibliothèques ambulantes, parfois ignominieusement acariâtres, et souvent d'une générosité débordante. Il est triste de voir se dégrader tants de cervelles ingénieuses, pourrir tant de talents. Au moins qu'individuellemnt nous apprenions à gérer notre temps libre, à créer selon nos capacités et nos désirs. - Et par créer je n'entends pas forcément faire oeuvre d'art. Créer n'est pas faire. Créer c'est exister dans l'intensité. Et pour cela il n'est pas besoin de pondre des toiles, des romans ou des synphonies.

Le terme "culture" peut avoir quelque chose de déplaisant, avec une résonnance scolaire ou élitiste. Je ne l'entends pas comme cela. Nous n'avons plus à prouver, à nous épuiser face aux autres pour justifier notre existence. Dans bien des cas nous avons gagné un droit indiscutable au repos, au noble farniente, à l'oisiveté sans conditions. On ne va pas, quand même, se chercher de nouvelles chaînes pour faire comme les jeunes! Farniente n'est pas ennui. Mais il peut l'engendrer. Si vous n'êtes pas un contemplatif invétéré il faudra songer  à vous occuper, mais non "pour tuer le temps" - épouvantable expression! - mais pour en jouir! Je n'ai jamais aussi intensément joui de mes facultés créatrices que depuis ma retraite. Et je vois des gens, je les écoute, je leur parle quand ils veulent bien m'écouter aussi( ce qui est assez rare, il faut bien le dire, tant chacun n'est soucieux que de soi!), et puis j'essaie de faire aimer le philosopher dans la mesure de mes moyens.

Sur ce dernier point une remarque capitale : depuis ma maladie j'ai énormément perdu en énergie physique et psychique. Je suis presque toujours fatigué, toujours au bord d'un incompréhensible épuisement. Je ne dors plus aussi bien. Ma mémoire est un seau percé. J'ai des problèmes de concentration. J'ai beaucoup de mal à lire plus d'une demi-heure. Je ne retiens pas ce que je lis. Au cinéma c'est encore pire : les images glissent sur moi comme sur la peau d'un phoque et dès le lendemain j'ai oublié jusqu'au titre du film. J'ai souvent des angoisses matinales, fort pénibles, et le reste à l'avenant. Mais tout cela ne saurait me décourager vraiment tant que je peux écrire avec vivacité et plaisir, tant que je peux m'échauffer dans une discussion publique, taquiner la Muse, chanter Apollon et boire en l'honneur de Dionysos, avec des amis philosophes de préférence! Vivent Li Taï po et Homar Kayyam! Et vive Epicure savourant son dernier verre de vin, couché dans sa baignoire, avec ses amis trinquant pour l'ultime fois, en souvenir des jours heureux, et pour eux qui restent, dans l'attente d'autres belles occasions de se réjouir!

J'espère ne jamais devenir aigre. Vieux, en mauvaise santé peut-être, affreusement déprimé, mais jamais aigre! L'aigre - le vinaigre - c'est pour le christ en croix, selon le  témoignage express des évangiles. Le vin de Samos, c'est pour le divin Epicure, et pour nous autres un excellent Bordeaux pour célébrer l'èphémère, et dans l'éphémère, l'éternité!  GK

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