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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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20 novembre 2007

KORE, la jeune fille en fleur : mythopoiétique

Korè : c'est le nom générique donné aux jeunes filles grecques nubiles, à la fois bien réelles et existantes, mais plus encore comme imagos éternelles de la fasination exercée par la jeune beauté vierge sur l'inconscient du jeune homme, et souvent même de l'homme mûr, et du vieillard! La statuaire exhibe avantageusement et fréquemment la korè drapée dans sa robe blanche ou bleue, merveilleuse de fraîcheur et de candeur feinte, toute en attente de l'amour qu'elle espère et redoute, du jeune homme qui sera l'époux peut-être, et le ravisseur toujours. Parfois elle est présentée sous la forme végétale: fleur de rose ou de lotus; parfois sous forme animale, avec toute l'ambiguité de son sexe : biche, panthère, chat, oursonne, tantôt douce et caressante, et souvent féline, troublante comme l'eau claire et redoutable comme un serpent. Elle est la splendeur de la vie triomphante, de la jeunesse éternelle, de l'Aphrodite invincible, et en même temps, quelle rouerie, quels feux dans son regard, quels périls extrêmes dans la douceur de ses charmes, quels fleuves impétueux dans son corps de vierge! Pour le jeune homme ébahi c'est l'heure de la plus grande espérance et du grand péril!

Comme toujours dans les mythes l'opposition des contraires prend ici une forme tragique : elle est divinement belle, comme Aphrodite en personne, et parfois hideuse comme la Méduse. Elle est la vie dans l'incarnation du désir et de l'Eros souverain, elle est la mort sous la forme terrifiante de Perséphone aux Enfers. Elle est l'élévation vers les sommets de la volupté et de l'allégresse, et la chute et la déchéance. Elle est double, voire multiple comme tout symbole vivant. C'est que la jeune fille est l'incarnation splendide de l'éphémère : elle est jeune mais c'est pour vieillir, elle est nubile, mais c'est pour être déflorée. Elle est vierge, mais c'est pour devenir mère. Dans la jeune fille déjà vit la femme, l'épouse, la mère. Dans korè se lit le destin de sa mère Déméter, la mère universelle, déesse des moissons, de la fécondité, de la vie éternellemnt recommencée, perdue et perpétuée. La mort sépare la jeune fille de la mère, et cette mort se consomme dans le mariage. La mort de Korè est la naissance de la Femme. Et cette femme à son tour portera une korè comme un double glorieux destiné à la beauté et à la mort. On comprend mieux pourquoi la korè est représentée comme une fleur, cet intermédiaire magnifique entre le bourgeon et le fruit.

Dans toute cette histoire nous voyons plus clairement le rôle central de l'illusion amoureuse, dont Korè est l'image la plus parfaite possible. Le beau est la sédution du périssable dont la fonction est d'assurer la perpétuité de l'éternel. Le jeune homme fasciné court au devant de la beauté, oublie ses résolutions d'hier, se croit chasseur et se fait gibier tout en devinant obscurément que lui aussi court au devant de sa perte nécessaire. Le Héros lui aussi doit mourir pour assurer la naissance d'une autre forme, plus mûre et plus accomplie. C'était le sens de ces rites d'initiation qui ont aujourd'hui disparu, pour notre plus grande misère.

Faut-il pleurer la mort de la Korè? Dans les "Elégies à Duino" Rilke chante ces jeunes filles éternellemnt veuves de l'amour, mortes à la fleur de l'âge, comme tiges coupées par la main du destin. Eternellemnt jeunes et belles, figées dans cette ultime apparence, elles sont déjà, dans leur beauté même, une figure de la mort. Combien de jeunes femmes rencontrons-nous dans nos villes, belles à en mourir, mais vêtues éternellemnt de noir, les yeux cernées de noir, le regard lointain, entre la sainte et la prostituée hésitant à prendre choix, comme elles n'ont pu prendre choix d'un époux, à jamais fidèles à je ne sais quelle ombre, à jamais endeuillées de leur propre désir. La korè est irrévocablement vouée à la mort, soit par maturation et métamorphose, soit par congélation psychique. Le choix, ici comme ailleurs, est entre la mutation de la fleur en fruit, et l'immobilisation : destinée mélancolique d'Eurydice.

En contrepoint quoi de plus beau que le chant de Sappho célébrant ses amoureuses nubiles, ces merveilleuses fleurs de Mytilène, ces danseuses, poétesses, musiciennes et poétesses qu'elle formait au culte d'Aphrodite, qu'elle chérissait et caressait, mais qu'elle savait à l'avance perdues pour elle, formées tout simplement en vue d'un beau et bon mariage! Avec quelle émoton ravie elle chante son amour pour elles, leurs formes douces et gracieuses, pour ces voix magnifiques, ces jolis seins printaniers, ces hanches arrondies, et ces douces fentes qui feront la joie de leur futur mari. Elle les aimait de tout son corps, de  toute son âme, mais elle avait à l'avance renoncé à toute possession. Elle se savait l'initiatrice qu'on oublierait, qu'on finirait même par haîr au profit d'une nouvelle vie! Admirable poétesse de l'amour, qui sut immortaliser les belles sans les pétrifier!

Je me reporte en esprit vers ces sombres années de religion imposée, d'internat et de solitude. L'image de la Korè venait tourmenter mes nuits, exciter un désir sans objet. Je savais que je n'étais pas fait pour l'abstinence, ni pour la dévotion. Je me précipitais dans mes livres, j'écrivais des poèmes, je rédigeais une généalogie fantaisiste pour engourdir mes sens. Rien n' y faisait. J'étais amoureux de l'amour. Je chantais Aphrodite et salissais la vierge Marie. Je rongeais mon frein en attente de la libération. La korè me hantait comme un ange de lumière et de ténèbre noire. GK

PS : Entre immortalité du dieu (l'être) et le non-être (impensable) se définit ici, dans l'imago de la korè, cette troisième position du non-être dans l'être (la korè vivante porte en elle sa mort) et de l'être dans le non-être (la korè est bel et bien une réalité sensible et actuelle, pas un simple fantasme). C'est le statut propre du mortel, qui de se savoir tel, vit le tragique et la splendeur de l'impermanence. Ah ces Grecs! GK

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