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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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8 juin 2007

LIVRE TROIS CHAPITRE UN : DE LA TRANSMISSION

CHAPITRE UN

DE LA TRANSMISSION

I

Il est absurde de dire : « Il faudrait deux vies, l’une pour apprendre à vivre et l’autre pour vivre vraiment. » Que veut dire « vivre vraiment » ? Et que serait cette vraie vie où il n’y aurait rien à apprendre ? La vie des dieux épicuriens je suppose, qui ne sont que des simulacres. Vivre c’est apprendre, dans le même mouvement, selon l’ordre nécessaire des choses. Le drame c’est que l’homme ne le sache pas et se prépare indéfiniment à commencer une pièce qui est déjà  presque achevée. Le sentiment d’absurde vient plutôt, à mon sens, de ce que nous puissions mourir sans rien transmettre, comme l’homme qui perd ses enfants et toute sa descendance pour s’éteindre dans une lamentable solitude. Tel Job il n’a plus qu’à s’en remettre au « Créateur ».

Dans ces temps difficiles je me dis parfois, à titre de consolation, que je n’ai pas trop mal réussi l’éducation de mes enfants, qui sont bien portants, solides, sérieux, équilibrés, intelligents et capables de se réaliser dans l’existence. Bien que fort délabré dans les premières années de mon paternage, je n’en ai pas moins réussi, avec l’aide de la psychanalyse il faut le dire, à transmettre quelques attitudes justes, du bon sens et de la moralité à mes enfants. Je ne les ai pas abreuvés d’indigestes leçons philosophiques, je leur ai montré la nature, je les ai initié au sport, j’ai encouragé la camaraderie et l’échange, et de loin, peut être de trop loin, je les ai suivi dans leurs études. J’ai toujours refusé d’être un professeur domestique de substitution, un pédagogue et un pédant familial. Peut-être à l’excès, mais je me suis toujours méfié de la confusion des rôles.

Quant à moi, je suis un héritier sans héritage, privé dès ma naissance de présence  paternelle normale, mais soutenu heureusement par des pères substitutifs, si bien que j’ai pu constituer une imago paternelle relativement valable, mais marqué d’une indélébile incertitude. Qui est le père quand le père est mort ? Qui est le représentant légitime de la Loi ? Et quelle est ma place dans cette obscure et indéchiffrable configuration familiale ? De quoi faire naître un enfant curieux, difficile et insatisfait. Ce que je fus.

Si je devais mourir aujourd’hui je me dirais qu’au moins je n’ai pas tout raté, et que c’est paradoxalement dans le domaine a priori le plus difficile – la vie conjugale et familiale- que j’ai encore le mieux réussi. Fragilisés à l’extrême par un héritage éducatif calamiteux, nous avons, ma femme et moi, mis l’essentiel de notre énergie à construire un couple solide et un noyau familial stable, ce qui ne va pas sans beaucoup d’efforts et un peu de tricherie. Mais le résultat justifie les moyens.

L’étrange est que cette relative satisfaction s’accompagne chez moi d’un sentiment d’échec personnel dont j’ai bien du mal à me guérir. J’avais des ambitions trop hautes pour ma faible constitution. Je me croyais voué à servir les Muses de tout mon amour et à faire œuvre impérissable. Quarante années d’écriture, de recherches poétiques et philosophiques, une ambition dévorante. Quarante années d’échec. Montaigne se console de n’avoir engendré nulle descendance honorable, par la gloire littéraire. Je me console de mes échecs éditoriaux par la réussite relative de ma paternité. Compte tenu des difficultés initiales c’est presque un miracle. Et ceci devrait amplement me dédommager de cela. « Aut liberi, aut libri ».. Pourquoi ne pourrait on réussir les deux ?

Cette frénétique ambition littéraire est elle-même une forme d’erreur, ou de projection manquée. S’agissait-il bien de moi, ou de la mémoire paternelle ? J’avais l’impression qu’entre moi et mon père il y avait un chaînon manquant, une rupture tragique de la transmission du fait de sa mort précoce, antérieure à ma naissance. Il y a là un trou inexplicable, et il fallait à tout prix graver sur ce manque, en ce lieu du manque, une inscription symbolique ineffaçable : le nom du père, le mien donc tout aussi bien. Graver dans un symbole indestructible la simultanéité de la paternité et de la filiation. Dire au monde entier : « Non, je ne suis pas le fils de personne. J’ai une mère et un père comme tout le monde. J’ai droit de cité parmi les hommes. Je veux que l’on me reconnaisse ma place, la mienne ! » Mais il y avait confusion imaginaire. Il n’est pas nécessaire d’être Nietzsche ou Einstein pour avoir une place, une simple place légitime dans la pyramide des générations. Enfant, j’ai hérité d’un poids trop lourd pour moi, je me suis laissé croire que si je n’étais pas le meilleur je n’étais rien du tout. Père mort, père démesurément idéalisé, c’est tout un. Jamais le fils ne pourra rivaliser avec un demi-dieu ou un fantôme. C’est ainsi que se développe une organisation psychique marquée d’une carence fondamentale, mégalomaniaque et persécutive, qui ne peut s’exprimer valablement que dans les grands mythes de l’impossible quête : Icare, Narcisse, Sisyphe.

Au fond, ce sont mes enfants qui m’ont correctement situé dans l’existence : c’est le fils qui fait le père, sa naissance est un événement sans retour, un déplacement majeur, une inscription de la plus haute importance. Après cela, impossible de vous dérober. Votre place s’impose à vous dans le réel., en tout cas dans la réalité. Mais l’imaginaire ne suit pas forcément, et vous pouvez encore longtemps rêver d’égaler le père idéal.

L’homme est ainsi fait qu’il n’accepte de mourir qu’à la condition de ne pas mourir, donc par exemple en laissant des monuments, des réformes, des lois, des institutions, un héritage, des enfants, bref une œuvre, quelle qu’elle soit, qui pérennise son nom, sur un mode purement hallucinatoire d’ailleurs. Car enfin, mes fils ne sont pas moi, heureusement pour eux. Ils ont de tout autres problèmes à régler, ils ne traîneront  pas toute leur vie les séquelles des névroses parentales, au moins puis-je le souhaiter avec force. Et que l’avenir soit pour eux un véritable avenir, et le présent un véritable présent. Si mon existence n’a servi qu’à restaurer la chaîne symbolique, ce sera bien pour eux, ce sera le plus beau cadeau que je puisse leur laisser, et ce sera une joie pour moi  d’avoir pu faire pour eux ce qui n’a pas été fait pour moi.

Quant à l’œuvre, ce qui importe ce n’est pas le texte écrit, c’est la qualité de l’expérience transmise par l’exemple et la parole. C’est la qualité d’existence qui passe d’une génération à l’autre. C’est la part de vérité vécue qui féconde le présent et rend possible un avenir. Tout le reste nous échappe à jamais, comme la poussière du désert.

II

J’écoutais l’autre jour une belle partition des mon fils. La musique coulait comme un  fleuve, emportant toutes mes afflictions, et je me disais qu’il m’était bien indifférent de mourir. J’ai rempli ma tâche de père, et tout le reste, au fond, n’a guère d’importance. Freud avait bien noté que le narcissisme malmené des parents refleurissait dans le devenir des enfants, et que somme toute nous ne pouvons renoncer à quelque chose qu’au prix d’un déplacement réussi. Et de fait, voir ses propres enfants convenablement doués et pousser harmonieusement est une superbe consolation, un pied de nez à la mort. Et tel père qui gémissait sans cesse sur l’incurie et la sottise de ses fils, en vient à les admirer souterrainement sur le tard, quand lui même a perdu de sa force et qu’il se sent renaître par procuration.

Mais il y a autre chose. La grandeur et la misère de l’homme c’est son inféodation symbolique, sa filiation et sa paternité. Il a reçu, il doit donner. La nature transmet les gènes, l’humanité transmet le langage et les héritages culturels. Cela est inévitable, en raison de notre prématuration biologique et de la labilité de nos instincts. L’homme doit être éduqué pour devenir un homme. Là est le drame. Mais heureusement, toute éducation échoue, et laisse une part au hasard, au clinamen inventif, au tourbillon régénérateur. Nous devrions nous réjouir de ce que nos fils ne nous ressemblent pas trop. Le clinamen produit de nouvelles combinaisons, ouvre la porte à l’aventure et rompt le cercle fatal de la répétition. Heureuse loi de l’interdit de l’inceste qui produit la dérivation salutaire tout en maintenant la nécessité de la transmission. Mais la transmission n’est que partielle, et se combine avec l’alliance exogène, ce qui permet la conservation des règles et l’invention de nouveaux styles de vie. C’est là que la place du père est fondamentale. Sur son nom se conjuguent les deux impératifs opposés, articulant une obligation paradoxale de conserver tout en innovant, d’innover tout en conservant.

Mais conserver quoi ? L’essentiel, qui s’écrit précisément dans le nom du père : la loi de l’interdit, la loi de la filiation, la double reconnaissance, la perpétuation symbolique, bref la culture. Mais transmission n’est pas  reproduction, ni clonage. Un sujet transmet l’héritage à un autre sujet, qui en prend acte, authentifie et s’identifie, - avec le risque d’aliénation qui s’y attache – pour trouver par soi une trajectoire nouvelle, selon les liens de sa propre inclination et déclinaison. D’où le rôle immense des relations horizontales : fraternité, collégialité, amitié, conjugalité, ce que Lucrèce appelait « les liens de Venus », et que Freud posait comme manifestation de l’Eros. : Eros exogame, père des nouvelles accointances d’amour.

Nous sommes donc pris dans un double réseau de fidélités. La fidélité verticale est celle de la filiation. La fidélité horizontale est celle de l’amour exogène. Les deux droites se coupent dans un espace variable, flottant et incertain. Le nom du père désignerait cette double et paradoxale injonction d’être fils et père à son tour, tout en étant l’époux, l’ami, le sociétaire d’autres groupements, étrangers à la famille d’origine. Tout cela ne va pas de soi. Qui peut prétendre s’y retrouver avec aisance, et jouer des signifiants au bénéfice de son propre désir ? Je vois bien des gens accablés par leurs devoirs innombrables et contradictoires, suant à hue et à dia, au mépris de leur santé, acharnés à mourir une vie qui ne demandait qu’à fleurir. L’humanité, avec sa vraie grandeur inventive, donne trop souvent le spectacle d’un épouvantable ratage. Notre tâche est au dessus de nos moyens, et la plupart s’aliène dans l’obligation sans fin, le travail sans joie, le paternage sans désir, la frustration perpétuelle. L’enfer est bien (de) ce monde, sa face noire indélébile.

Et à supposer même que vous ayez rempli toutes ces obligations, qu’en retirerez vous ? Le contentement moral, ce qui n’est pas rien, j’en conviens, et qui peut suffire à quelques vertueux. Mais le bonheur ? Mais la joie ? Mais le plaisir de vivre et la satisfaction des désirs ? Tirerez-vous le bonheur de vos renoncements ? Rien de moins sûr. Le symbolique n’est pas le réel. Le culturel n’est pas le naturel. La vertu n’est pas le bonheur, à peine un de ses éléments. « Nous sommes sur terre pour accomplir notre devoir » pouvait-on lire sur les murs des internats prussiens de jeunes filles. (Voir, ou revoir « Jeunes filles en uniformes » ). Je ne sais rien de plus triste, de plus affligeant. Avec ça, donnez envie de vivre, de faire la fête, de danser, de faire l’amour, si la danse elle même, et l’amour sont des devoirs ! Je veux bien avoir été un époux correct, un père convenable, un professionnel méritant, tout cela est bel et bon, mais était-ce une raison pour manquer le reste ?

Il faut croire qu’il manque un élément essentiel à mon schéma. Que le nom du père n’est pas seulement un entrecroisement de devoirs sociaux, mais une invitation plus haute encore, au delà de toute morale, de toute politique, et qui pourrait s’énoncer ainsi : « Tu n’es pas seulement un fils, un époux et un père, un ami et un citoyen. Pas seulement un homme ou une femme. Et pas seulement un sujet, fût ce de Sa Gracieuse Majesté. Tu es d’abord toi, et ce toi que tu es appelé à devenir, il faut le conquérir par tes propres forces. Cela seul peut donner sens à ta vie ».

Triple articulation donc. Verticalité de la filiation, horizontalité des liens sociétaux, ouverture vers le haut. Sans doute ce que d’aucuns appellent la dimension spirituelle, ou transpersonnelle. La seule peut-être qui puisse apporter quelque apaisement à ce monde de souffrance.

III

A voir tant d’édifices majestueux, de cathédrales sublimes, de cloîtres délicats et de monastères laissés par le christianisme on a quelque mal à comprendre la radicale dégénérescence de cette doctrine de salut. Comment donc ! Des milliers, des millions de personnes ont payé de leurs deniers, de leurs travaux, de leur sueur, et parfois de leur vie pour édifier des monuments quasi éternels, et qui ne seraient que l’expression d’un délire collectif, d’une crédulité imbécile, d’une espérance vaine ? Les lieux de prière sont délaissés par les fidèles, seule résonne parmi les voûtes le murmure obstiné de quelques vieilles bigotes, et plus souvent encore le bavardage indécent de touristes en mal de sensations. Il y a je ne sais quelle mélancolie à hanter de tels lieux déshabités par l’esprit qui dans le silence disert d’un faux recueillement ne révèlent plus que la majesté désuète des ruines. Il en est des églises comme des vieux châteaux, sauf qu’ici on se croit tenu encore à une comédie de respect et de silence. Mais tout cela sent le rance. Tout cela est moribond, que dis-je, putréfié !

Impermanence, vanité de nos conceptions, de nos espoirs et de nos résolutions ! Jadis on brûlait les malheureux qui avaient la faiblesse de ne pouvoir adhérer totalement aux dogmes sacrés. Aujourd’hui le plus sinistre philistin se promène impunément dans le transept, et jusque dans le chœur, offensant sans vergogne la mémoire de tous ceux qui élevaient vers la voûte céleste la cantate de leurs espérances.

Je ne puis me défaire de cette impression pénible de saccage et de monumentale erreur. Car si ces augustes reliques ont perdu toute signification, elles n’en conservent pas moins une forme de dignité supérieure, qui engage le respect. Il y a trop de beauté et de sublime dans ces œuvres pour que l’on puisse les traiter comme on le fait aujourd’hui. Je respecte infiniment ces vestiges, alors même que je m’étonne qu’on ait pu porter la moindre créance aux fabulations du christianisme. Et pourtant, n’y ai-je pas cru moi- même dans mon enfance ? Je me souvient encore d’avoir interminablement contemplé les nuages qui formaient les arabesques les plus baroques, les fresques les plus monumentales. Elles apparaissaient, et se défaisaient lentement, insensiblement, s’étiraient, se décomposaient et se recomposaient, sans cesser de figurer d’admirables tableaux mystiques. Et parfois il me semblait que le ciel se déchirait. Entre deux grosses masses nuageuses qui s’écartaient comme les eaux de la mer rouge, apparaissait le visage du père céleste, sa grande barbe, ses longs habits de couleurs, et ses bras se tendaient vers moi, et dans un grand mouvement d’amour mon âme s’élevait jusqu’à lui. Je le sentais qui me prenait sur son cœur, et je manquais de défaillir d’allégresse. Le Père était revenu, il m’appelait à lui, il me reconnaissait, il m’accueillait, je le retrouvais enfin ! Et puis l’illusion se défaisait, et je me retrouvais bien seul, couché dans l’herbe de mon jardin, rivé au sol, abandonné. Je ne puis contempler certaines fresques de Giotto sans retrouver cette émotion ancienne, toujours vivace, et marquée à jamais du sceau de la déception.

Il y a bien longtemps que j’ai perdu toute foi, et toute espérance. Les rites religieux me sont rapidement apparus n’être que pitrerie. Pour effacer mes péchés il me suffisait de passer à confesse ! Mais ce qui m’est resté c’est un vif sentiment de crainte, car on a beau raisonner, les terreurs enfantines sont à peu près ineffaçables. Le chrétien vit dans la hantise de mourir en état de péché mortel, ce qui le condamne à l’enfer éternel. Pensez donc ! L’enfer éternel ! Le supplice sans fin des damnés livrés aux exactions sadiques des démons ! Pinces à dépecer, barres de fer, tenailles et autres joyeusetés ! De quoi trembler d’effroi au milieu de la nuit, à se demander où est la faute, et si Dieu aura pitié de nous ! Quel esprit pervers a pu inventer une telle panoplie d’horreurs pour inspirer la crainte de Dieu et l’amour de la vertu ! L’autre jour, contemplant les fresques de la cathédrale d’Albi, je fus frappé d’une soudaine intuition. A la droite du Père, les élus, heureux, chastes et beaux. A sa gauche, les damnés, les lubriques, les avaricieux, les mécréants, les orgueilleux, les paresseux, les impies, - tous parqués dans un enclos comme des bestiaux pour l’abattoir, réduits à la plus infamante nudité, honteux, désespérément honteux et miséreux sous le regard pervers des fidèles, à faire pleurer de pitié ! Les bons d’un côté, les mauvais de l’autre. Entre les deux, la croix et la mortelle blessure du Christ. Excusez moi, mais à cet instant précis j’ai vu les abominations d’Auschwitz, les humains réduits à de pitoyables loques charnelles, et cette monstrueuse nudité qui signe le dernier degré de l’avilissement. Ainsi donc, dans l’Occident chrétien, et bien avant Hitler, et sous le parrainage de Dieu et de la Sainte Eglise, on avait déjà célébré les noces de la foi et de l’abomination ! Et je repensais inévitablement à ces malheureux soupçonnés de catharisme qui s’étaient ingénument réfugiés dans la cathédrale de Béziers, et qui ont été exterminés jusqu’au dernier, hommes, femmes et enfants, au nom du Christ : «Dieu reconnaîtra les siens» !

La terreur est-elle mère de vertu et de miséricorde ? Hélas, parmi nous se lèvent aujourd’hui d’autres fanatiques assoiffés de sang et qui ne reculeront devant rien pour asseoir leur funeste règne. La peste est de tous les temps, mais la sagesse aussi.

Je veux croire que l’idée la plus haute du christianisme ait été la conception de l’Esprit Saint. Il y a dans l’idée de la trinité quelque chose d’irrecevable, et qui me choque. Enlevez le père et le fils, il reste l’esprit. S’il est quelque chose de divin dans le monde, c’est l’esprit. Tout le este est idolâtrie et fétichisme. A voir l’autre jour, sur le portique de la cathédrale de Strasbourg, la statue de la Vierge tenant l’enfant Jésus dans ses bras, j’ai été pris d’un haut-le-corps. La mère, toujours la mère, et l’inévitable moutard, repu et béat ! Quel rapport avec l’Esprit ? L’esprit n’a ni forme, ni contour. Je saluerai éventuellement une religion de l’esprit – et encore, de quel esprit parle t-on ? - mais une religion des mères et des fils, non merci ! Sur les icônes byzantines l’esprit est symbolisé par un oiseau dans le coin droit supérieur du tableau, et parfois, tout simplement par des lettres énigmatiques. Ce tour d’esprit me plaît, pardonnez moi le jeu de mot. L’esprit c’est la lettre, et ce que la lettre charrie de charge signifiante. Epurons nos représentations ! Dégageons-nous de l’imaginaire pour mieux saisir le sens. Le christianisme a échoué parce qu’il s’est complu dans les images et dans une forme ambiguë de diabolisation corporelle. C’est le lot, plus ou moins, de toute religion. Aussi faut-il laisser derrière soi toute religion, et sacrée et profane.  L’esprit doit nous élever dans la vaste et authentique humanité sans nous couper pour autant de nos enracinements biologiques. Il doit nous donner une éthique universelle, par delà tous les régionalismes et particularismes. La religion a divisé les hommes. Il faut travailler à les rassembler.


IV

Remplacez l’esprit saint par l’esprit de liberté, et je serai satisfait. Laissez tomber tous les dogmes, tous les rites, toutes les fabulations et tenez-vous en à la raison. Quant à la morale tout le monde voit bien en quoi elle consiste, qu’elle soit religieuse ou profane. On peut s’en tenir bravement aux interdits fondamentaux : l’inceste, la violence, l’exploitation d’autrui, le vol, le mensonge dans l’intention de nuire, le comportement suicidaire. Là dessus existe un accord de toutes les traditions, qu’il n’y a pas lieu de remettre en cause. Par contre tout commandement ou interdiction supplémentaire suppose des justifications exceptionnelles, pour situations exceptionnelles. Je pense qu’il est dangereux de multiplier et d’intensifier les préceptes moraux.. Trop de morale tue la morale. Notre droit, pour n’être pas parfait, donne pour l’essentiel une directive suffisante et juste à la conduite des hommes. Inutile de vouloir changer les hommes en saints apôtres, vous n’engendrerez que des monstres pervers.

Voilà pour les acquis transmissibles et indiscutables. Il faut d’abord socialiser et moraliser, mais sans excès, les jeunes âmes, et les rendre aptes à la vie de relation. Mais la vertu n’est pas une fin en soi, et encore moins une condition de salut, du moins si vous pensez avec moi que le salut n’est qu’une vaine espérance. Pour nous autres, pyrrhoniens et matérialistes, il n’est qu’une seule vie et un seul univers, et nulle perspective d’échappée hors des murailles du monde. Une vie sans espérance est plus difficile, mais plus digne aussi, et plus libre, qu’une vie tracée par les illusions.

L’essentiel est de transmettre l’esprit de curiosité, d’ouverture intellectuelle, de liberté éthique et de responsabilité planétaire. Pour cela aucune adhésion à quelque dogme ou idéologie n’est requise, bien au contraire. Et si je peux m’inspirer de telle philosophie, voire de telle tradition mystique, ce n’est pas pour m’inféoder à une pensée hétéronome, mais pour nourrir mon esprit critique, fortifier mes connaissances, affiner mon jugement, expérimenter d’autres possibilités de vie et mieux me trouver moi même dans ce dialogue perpétuel avec les sages et les poètes de tous les temps, comme je le fais avec mes contemporains.

Montaigne déclarait qu’il n’était pas philosophe. Admettons. Mais si lui ne possédait pas l’esprit philosophique, et au plus juste degré, qui donc pourrait s’en prévaloir dans la cohorte universelle des penseurs ?

V

Je ne fais plus que de mauvais rêves. Loin de nourrir ma pensée et de stimuler mon énergie, ils m’accablent. J’en viens à ne plus dormir pour éviter de rêver. Mes nuits se font longues et pesantes, entrecoupées d’interminables séquences de veille pendant lesquelles j’essaie en vain de me souvenir de mes délires nocturnes. Il n’en reste que la pesanteur muette, et le sentiment pénible d’une histoire impénétrable, sans cesse répétée. Je sais qu’il s’agit toujours de tableaux d’enfance, de scènes d’angoisse, de vieilles terreurs mal oubliées. Toute une préhistoire d’horreur se lève obscurément et envahit le champ du monde. C’est accablant, et d’autant plus que ces scènes ne se donnent qu’à demi, fugitives, évanescentes comme les ombres. La porte de l’Hadès s’est entrouverte et laisse remonter de pénibles remugles. Je suis le spectateur hagard d’une mémoire qui est tout à la fois inconnue, et mienne.

Je me suis rapidement senti dépassé par cette armée des ombres, envahi en plein jour par de singulières sollicitations de désir, parfaitement absurdes et irréalisables. J’aurais pu croire que j’étais animé d’un retour de flamme, une espèce d’ivresse dionysiaque, une flambée tardive de libido juvénile. Mais je me connais assez pour savoir que ce n’était là qu’imagination, agitation débridée, fantasme séducteur, et impuissance. Mais toutes ces représentations ne laissaient pas de me perturber, comme un pubère tenaillé de pulsions incontrôlables. D’autant qu’aucun objet de désir ne parvenait à se constituer comme tel qui aurait pu donner un sens et une direction à tout cet énervement. Agitation sans objet, pulsions informes, fantasmes sans désir. Du jour au lendemain tout s’est arrêté. Je me retrouve inerte comme devant.

Dans le même temps commençait la série des rêves d’angoisse  et de châtiment.

Pendant deux ans j’ai fait toutes les nuits un seul et même rêve, avec d’innombrables variantes. Je devais me rendre au lycée pour faire cours. J’arrivais en retard. Les élèves étaient affalés dans le corridor, toute leur conduite signifiait un refus de se lever pour entrer en salle. J’étais obligé de crier. Puis je m’apercevais que j’avais oublié mes notes et qu’il faudrait improviser. Puis que je m’étais trompé de classe  et que je connaissais pas bien le programme. Ou encore que je devais faire cours de latin et que je n’avais pas de manuel. Pour gagner du temps je décide de faire l’appel. Bien entendu le cahier de présence a été égaré. Je veux commencer enfin, mais j’ai une extinction de voix. Et voilà que survient l’inspecteur flanqué du proviseur et du proviseur adjoint. Les élèves refusent d’écouter et chahutent. Je m’énerve, et la classe vire au tripot. Et ainsi de suite, nuit après nuit, intarissablement.

Maintenant une nouvelle couche d’angoisse absorbe et oblitère mon jugement. Des scènes plus anciennes, préhistoriques, très enfouies et très obscures  remontent à la surface. Leur tonalité est franchement macabre, à croire, - ce qui est faux -, que mon enfance n’a été qu’une suite ininterrompue de traumatismes. Séduction par un adulte, menaces de mutilation sexuelle, rêves d’émasculation, de tortures et de tourments, vision horrifique d’un adulte persécuteur, affliction, terreur et culpabilité, tout un enfer dantesque de damnation éternelle. Comment se laisser aller à dormir quand chaque nuit vous faites l’expérience du jugement dernier : dies irae dies illa !

Cette nuit j’ai eu droit à un gratin onirique plus épicé que d’habitude. Je cherchais à dissimuler un faisceau de tiges de fer qui, pour quelque raison impénétrable, démontrait à l’évidence mon affiliation à l’idéologie nazie. Je courais en tout sens, mon butin sous le bras, poursuivi par une cohorte de policiers en civil, franchissais des portes de fer, glissais dans des escaliers ténébreux, escaladais des murs abrupts, et je savais très bien qu’ils savaient, et eux savaient que je savais, et moi je ne faisais rien qui eût efficacement dissimulé mon secret, ce misérable secret de polichinelle dont je désirais sans doute me délivrer. J’étais un nazi, et cela se savait, et  toutes mes ruses seraient inutiles, et bientôt je serais soulagé de mon poids, à la manière du suspect qui enfin avoue son crime.

Ce matin je me souvins d’une lecture que j’avais faite hier au soir et d’un montage photographique. On y voyait la sœur de Nietzsche remettre au Führer la canne de son frère, avec toutes les marques de l’allégeance inconditionnelle. Ainsi donc c’était établi : Nietzsche était le penseur officiel du Troisième Reich. Et moi, le fils au nom allemand, le fils de son père allemand, j’étais nécessairement un nazi ! Et rien au monde ne pourrait effacer cette tare originelle, gommer le signe de l’infamie, puisque ce nom hérité était forcément le mien. Bon an mal an je suis le fils de mon père, et de nul autre et cela demande, ordonne, exige, une reconnaissance officielle, un acte de filiation inconditionnelle.

Je sais parfaitement que mon père n’avait rien d’un nazi, que c’était un troufion expédié au front sans autre forme de procès, un honnête homme, bon gendre et bon mari, menuisier de son état, et désireux de vivre en paix avec sa femme et son fils dans le beau pays d’Alsace. Tous les hommes ne rêvent pas de manger du Fritz ou du Jean-foutre. Et l’Alsace était mieux placée que n’importe quelle province pour savoir le prix de la guerre franco-allemande. Le couple formé par mon père et ma mère aurait pu, en d’autres temps, symboliser avec éclat la réconciliation des frères ennemis. Il fallut qu’il ne représente pour moi que l’indépassable déchirure de la honte.

Comment faire ? Opérer une dénégation, à la manière de Judas : « Non je n’ai rien à voir avec cet homme-là ! Je ne l’ai jamais vu ». Ce dernier point, malheureusement est vrai : mon père est mort à la guerre avant ma naissance. Mais pour autant, n’ai-je rien à voir avec lui ? Son nom est gravé dans ma chair, quoi que j’en aie, et cette marque ne s’effacera jamais. Mais pourquoi une marque ? Marque de quoi ? Quelle est donc cette infamie dont j’aurais à rougir pour l’éternité ? Quelle est cette faute dont je paie le prix exorbitant et insolvable ? Fils de l’ennemi, fils du tyran, fils du Diable ! Mais au prix de quelle fatale confusion ? Je ne puis renier ni le nom ni l’origine, mais je puis laver la plaie, laver la mémoire, rétablir la vérité. Je n’ai pas à porter la malédiction d’une histoire qui me dépasse de mille manières et qui ne me concerne pas. Jusqu’où faut-il donc étendre la responsabilité, et pourquoi pas Auschwitz et le Struthof ? Quelque chose pleure en moi et qui ne cessera sans doute jamais de pleurer. Au moins saluons les morts, marquons le sol d’une croix de pierre et essayons de transmettre autre chose à nos enfants. Que la malédiction s’éteigne avec moi et ma génération ! Puissions-nous entonner un hymne à la joie qui demeure !


VI

Vom Vater hab’ ich die Statur

Des Lebens ernstes Führen

Von Mütterchen die Frohnatur

Die Lust zu fabulieren „

J’ai de mon père la stature, la conduite sérieuse de la vie...“C’est déjà beaucoup, mon cher Goethe, pour faire un honnête homme et un homme de bien. Mais plus encore voici l’héritage maternel : la « bonne nature », la bonne disposition, l’art de prendre les choses de manière positive, l’ « euthymie démocritéenne », et « le plaisir de fabuler », quoi de plus essentiel pour un futur poète ? Avant même que les fées ne viennent bénir le berceau, les parents avaient déjà donné au jeune Wolfgang de quoi se sustenter et fleurir dans l’existence.

Quant à moi, si j’ai hérité de bonnes dispositions intellectuelles, de facultés physiques moyennes et d’un caractère fort malléable, j’ai reçu aussi je ne sais quelle disposition sombre et mélancolique qui très tôt s’est vue renforcée par les circonstances familiales. Je ne dis pas cela pour me plaindre et gémir. Simplement c’est un fait, et il faut faire avec, comme on dit de nos jours. Il me manque précisément « la bonne nature », ou ce que Schopenhauer enviait aux bienheureux de cette terre, la jovialité, la gaieté, la bonne humeur innée d’un tempérament fort et joyeux. Je me suis reconnu précocement parmi ces « atrabiliaires » que le bon Arthur plaçait parmi les siens. Affinité d’humeur, affinité de sensibilité, affinité philosophique. L’idéal goethéen, que je vénère fort, est décidément au dessus de mes moyens.

Tout est par terre : tuiles, poutres, portes, fenêtres, briques, panneaux de bois, poinçons, chevilles, cave et grenier. Admirable chaos. Rien qui ressemble à rien. Dispersion maximale. Eparpillement. Géométrie variable. L’heure est au tri. Voici des pièces à garder, et là des détritus, des amoncellements hétéroclites, de sinistres colifichets bons pour la déchetterie. Soyons durs. Jetons tout ce qui est usé, obsolète, poussiéreux, encombrant. Place nette. Table rase. Ne garder que ce qui peut entrer dans une nouvelle logique, prêter forme et force au nouveau projet de vivre.

Le sujet est un pont entre le passé et l’avenir, les ancêtres et les nouvelles générations. Quelque chose demeure et se transmet. Quelque chose se fane et meurt. On ne peut compter sur soi seul. Le sujet, qui vit pour lui-même, est vécu par ses parents et ses enfants. Nous ne sommes que passage et relais. Du moins soyons-le intelligemment en jardinant selon les saisons, sarclant de ci, plantant de là, et toujours attentifs aux jeunes pousses, bienveillants et avisés, sans pitié pour les pucerons, au demeurant confiants sans naïveté, courageux sans forfanterie. Pour le reste il faut s’en remettre aux dieux, ces figures anthropomorphes du hasard.

VII

J’ai heureusement bénéficié par la suite d’un soutien extérieur sous les espèces d’un Surmoi analytique de procuration, si je puis dire, en la personne de tel analyste plus compétent que d’autres, mais cette loi positive d’intégration et de maturation, je n’ai jamais pu la faire vraiment mienne. Je me soutenais d’un tuteur externe, auquel je rapportais plus ou moins ma conduite morale, incapable en fait de me diriger moi-même selon une loi authentiquement personnelle. Le fameux Surmoi freudien, garant de la loi, je l’ai toujours vécu comme une force extérieure et tyrannique, une autorité parentale dont l’aspect symboligène m’est resté fort étranger. Et quand pour diverses raisons j’ai perdu ce recours symbolique externe, je me suis effondré, livré à nouveau, et pour longtemps, aux frasques d’un imaginaire déréglé. Tout cela confirme mon hypothèse : intégration insuffisante et déformée de la fonction symbolique, dépendance nécessaire à l’autorité externe qui fait office de colonne vertébrale, fragilité du moi face aux turbulences incontrôlables d’un imaginaire trop puissant et profondément infantile. Et, pardonnez cette irrévérence, j’ai été peu surpris de retrouver tous ces traits narcissiques et mégalomaniaques, cette opposition des hauteurs et des profondeurs dans beaucoup de productions philosophiques, en particulier chez Lucrèce et Nietzsche. Tous deux vivent cette terrible ambiguïté, oscillant sans fin entre les deux extrêmes, et sombrant finalement, l’un comme l’autre, dans les ténèbres du Léthé. C’est cette fin que je redoute comme une fatalité : le cratère fumant d’Empédocle, le philtre mortel de Lucrèce, la corde de Nerval, la folie de Nietzsche ou d’Hölderlin.

Dans ce tragique vacillement c’est le langage, en sa précaire émergence, qui fait office de loi. Mais tout langage n’est pas loi. Et le poète témoigne plus qu’un autre que les mots sont ambivalents, traversée de forces contraires, tirés en tous sens, désarticulés par les pulsions qui s’en emparent et qui tissent d’étranges constellations, contre toute logique et toute bienséance, selon l’ordre imprévisible d’un style, où se manifeste la singularité irréductible de ce sujet erratique, réputé poète. Cette langue là n’est pas celle de la communication ordinaire. Elle n’informe pas, ne désigne pas, n’exprime pas , ne transmet pas. Les mots qui la composent n’ont pas fonction de mots. Ce sont des intensités sonores, des cris à demi étouffés, des borborygmes, des plaintes et des appels, des modulations, des mélopées, des sons qui font signe sans dire, sans référer, sans nommer, sans cacher ni montrer. « Le dieu qui est à Delphes ne montre ni ne cache : il fait signe. » La langue de la poésie est cette création intermédiaire entre le silence et la parole, cette émergence au plus près du silence, ce minimum qui témoigne douloureusement du surgissement d’une conscience, ce murmure originel issu de l’épreuve non achevée de la séparation, de la discontinuité subie, cette excroissance monstrueuse et indicible de l’arrachement : naissance, au plus près du corps, d’un phonème polyvoque, inépuisable dans son indicible épaisseur. Ni la purulence de la plainte mélancolique, ni la mélopée originelle de la poésie ne se peuvent traduire. Il faut les écouter telles quelles, ou s’écarter.

Les Grecs avaient encore accès à cet intermonde, à cet espace sacré de l’origine absolue. Et tout poète authentique conserve en soi l’obscur savoir de cette origine qui n’en finit pas. N’est-il pas celui qui s’en tient précisément à ce bord, qui vit au bord à bord, collé presque à cette béance qu’il ne peut ni nommer, ni décrire, mais que sa musique indéfiniment célèbre dans le mi-dire ? Désespérément monotone comme le sanglot long de Verlaine il fait interminablement le tour d’une plaie dont il ne sait ni la cause ni la forme, mais qu’il enserre de son chant, dans une étreinte voluptueuse et tragique.

VIII

Chercher, c’est tourner autour, c’est circuler, c’est dessiner un cercle, et bien souvent tracer le bord de ce cercle jusqu’à ce que mort s’en suive, à la manière de l’insecte qui fait interminablement le tour de la fenêtre ouverte sans s’apercevoir de la vanité de ses efforts. Ne faisons nous pas de même à tourner sans fin dans le même cercle, comme disait Lucrèce, ou à errer dans les répétitions du labyrinthe sans voir jamais la sortie, pourtant à portée de main ? Notre monde est envahi de chercheurs de tout poil et de tout acabit, qui à la longue ne savent ni ce qu’ils cherchent, ni pourquoi, mais s’obstinent indéfiniment sur le comment. « Je ne cherche pas, disait Picasso, je trouve. » Et de fait ce qui s’oppose à la vaine recherche, c’est la trouvaille. Et la trouvaille n’est pas forcément le résultat d’une recherche. Souvent elle surgit à l’improviste, là où précisément on ne cherchait pas. C’est ainsi qu’on a découvert les propriétés antidépressives de certains médicaments destinés au départ à soigner la tuberculose.

Ne cherchons plus. Renonçons à gratter le sol comme des poules avides de grains ou de vers de terre. Déplaçons le regard. A gratter sa plaie on ne trouve que des plaies, plaies de plaies, en une circularité pathétique. C’est bien ainsi que se présente la dépression, à moins que, lassé de tant d’échecs, le sujet ne se fige dans l’anéantissement psychique. Bien entendu la seule volonté, qui n’existe d’ailleurs plus, ne saurait opérer ce déplacement indispensable. Il y fait beaucoup de temps, et de patience. Passer progressivement du ressassement de la plainte à l’élaboration psychique, pour laquelle il faut réinventer la parole dans un dialogue authentiquement thérapeutique. Parler même ne suffit pas, il faut être écouté, entendu, « parlé » par l’autre. Sans doute la poésie est-elle une belle chose, mais elle ne permet qu’une forme de catharsis indéfiniment recommencée, alors qu’il s’agit de rompre le cercle infernal, de placer en ce lieu du vide un signifiant à la place de la chose, et ainsi constituer le véritable ordre du langage.

Œdipe s’en va pour toujours, les yeux crevés, par les chemins de l’Hellade, errant pathétique, et sage d’entre les sages. Son savoir, il en porte le signe dans sa chair. Mais sous le soleil d’Apollon ce n’est pas une simple cicatrice, marque ou trace d’un terrible combat. En ce lieu énigmatique s’écrit en lettres de feu la rencontre, l’intrication du corporel et du psychique, symbole inaliénable de la singularité.

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Commentaires
C
Texte et témoignage très forts, plein de résonances pour moi<br /> Je me sens moins seule<br /> Il y a comme des petites lueurs au bout du tunnel ...
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