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LE JARDIN PHILOSOPHE : blog philo-poiétique de Guy Karl
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8 juin 2007

Chapitre cinq (Philosophie du borderline, suite)

CHAPITRE CINQ

DE  L ENFANCE

I

Nous avons d’excellentes raisons de saluer le génie de Groddeck. Une conception strictement immanentiste : le ça de Groddeck est tout autre chose qu’une instance psychique parmi d’autres. Il est le tout de la psyché, si ce n’est de l’univers lui-même. Tout ce qui se produit en ce monde, tant intérieur qu’extérieur, est l’œuvre du ça. « Nous sommes vécus par le ça » disait-il. Etrange affirmation pour un lecteur de Freud, conditionné au dualisme de la vie psychique, des pulsions et de l’inconscient lui-même. C’est que Groddeck est violemment non-dualiste, et c’est là son originalité dans ce bel Occident marqué par vingt siècles de tradition platonicienne et chrétienne. Nul Surmoi, nulle instance répressive ou culturelle, ou langagière ne peut tenir face à la toute puissance du ça. Un nuage ne saurait empêcher la foudre. Et que sont nos représentations, nos idées et nos rêves, sinon des nuages ?

Le ça est la Surface Absolue elle-même, projetée sur le plan de la vie psychique. Le ça comprend aussi bien l’inconscient phylogénétique, familial et personnel, l’histoire singulière et collective, la fermentation pulsionnelle, l’énergie de vivre et de mourir. Bien sûr, une telle conception holistique est peu apte à fournir de rigoureux concepts opératoires dans le domaine de l’analyse. Aussi peut-on soutenir que la démarche de Groddeck n’a rien d’analytique, en dépit des apparences. Non qu’il refuse d’analyser à l’occasion, et parfois fort brillamment, mais il procède plutôt en métaphysicien-artiste, en poète de la vie. Il appréhende les symptômes comme des œuvres d’art, des manières singulières de symboliser lorsque le dire fait défaut, ou se révèle inefficace. Les maladies sont nos créations originales, aussi est-il bien vain de prétendre nous guérir de force, ou par persuasion. De là une pratique résolument pragmatique. L’essentiel n’est plus de guérir à tout prix, mais de rendre au patient les clefs de sa propre singularité.

Voilà qui demande quelque approfondissement. Chez Freud nous avons une conception pyramidale et normative de la vie psychique. Sur les fondements archaïques de la prégénitalité, orale, anale et phallique doit se construire harmonieusement l’édifice de la triangulation oedipienne, qui s’achève dans un processus maturatif du Surmoi, dont la fonction est d’organiser en conflit avec le ça pulsionnel, une certaine dialectique du désir et de la loi, dont le moi est à la fois le théâtre et le recteur officiel. Passons sur les détails. L’essentiel est que le sujet parvienne à franchir les étapes de la psychogénèse pour se hisser enfin au sommet de la pyramide, éclairé sur soi, respectueux de la loi, assumant à la fois son désir propre et les exigences de la réalité. Pas de normalité sans traversée réussie de l’œdipe et du complexe de castration. La névrose témoignera des ratés de la symbolisation, et de l’ échec du primat génital, hétérosexuel et monogame. Quant aux malheureux psychotiques, ils se voient relégués dans les ténèbres du fusionnel, dans l’enfer putride du prégénital. Passer le roc de la castration, voilà la grande affaire, et le reste n’est au fond que pipi de chat. Quoi d ‘étonnant à voir nos névrosés - pas si bêtes ! - refluer avec horreur devant le dit roc de la castration, et préférer encore une bonne et belle névrose à cette sublime guérison freudienne ! Plutôt mes fantasmes et mes souffrances que de mourir guéri ! Et après cela il se trouve de bons esprits pour regretter que l’analyse soit interminable !

Rien de tel chez Groddeck. Nulle affirmation du primat génital. Plutôt un univers un peu régressif, un peu enfantin, un peu diablotin et coquin, où les petits enfants chamailleurs et innocemment pervers jouent avec leurs déchets, leur fait-pipi, et les petites curiosités à la papa-maman. Voilà qui peut déconcerter. Cela ne fait pas sérieux, voyez-vous. Et Groddeck de renchérir, au cas où vous n’auriez pas bien compris : « L’adulte n’a en fin de compte que le choix entre l’enfantin et l’infantile », entendez  : entre la santé et la maladie.

Plus question de normalité. La plupart des « normaux » sont des adaptés malades, névrosés, dépressifs ou psychotiques qui s’ignorent. La vraie question, l’unique question, c’est la santé. Et la santé présente une quantité invraisemblable de formes et de figures, bien loin de la morne castration génitale du freudisme.

« Natura sanat, medicus curat ». Le médecin soigne, mais c’est la nature qui guérit… ou vous emporte. Le projet de Groddeck n’est pas d’oedipianiser, de castrer et de génitaliser. Il peut y avoir des guérisons psychiques qui sont pires que la maladie, tel ce guéri de la psychanalyse qui s’empresse de se faire un bon cancer qui l’emportera. Aussi faut-il voir pour chaque cas. Un tel pourra très bien vivre avec sa dépression à condition d’aménager son espace et son mode de vie. Inutile de le traîner pendant cinquante ans d‘analyse sadique et infructueuse, comme ce malheureux Homme aux loups qui a passé sa vie à guérir sans guérir jamais, à croire qu’il était malade de la seule psychanalyse ! D’autres pourront évoluer vers de nouvelles formes d’organisation mentale : un obsessionnel pourra s’hystériser quelque peu, suffisamment pour connaître quelque vibration, lui qui ne sentait plus rien depuis des lustres. Tel autre pourra quitter la structure psychotique sans dommage, et tant pis s’il ne va pas beaucoup plus loin. A chacun son mode original de guérison. Guérisons à mille visages, à mille degrés divers. Plus de norme. A chacun sa norme. Guérir n’est plus normaliser, c’est inventer avec chacun une expression adéquate et libre, et inventive, de sa singularité.

Disjonction définitive de la normalité et de la santé. Si « être normal c’est aimer et travailler », selon les critères ordinaires de la réalité sociale ambiante, être sain c’est pouvoir affirmer sans honte ni souffrance son irremplaçable singularité, tout en vivant dans le monde comme il est.

II

Par certain côté de mon être je suis resté un véritable enfant. Rien ne m’est plus divertissant que de me parler seul à demi-voix, sur un ton tantôt geignard, tantôt rigolard, et de me conter des fadaises. Fatigué ce matin, je me tiendrai un discours pleurnichard sur l’état de santé, la dureté des temps. En forme soudain, et vigoureux, j’ai des ambitions de matamore, grondant, reniflant et pestant, et menaçant et bravachant comme un héros de la commedia del arte. Ajoutez à cela que je puis fort bien me tenir des propos de gamin de cinq ans, et vous aurez la mesure du personnage. Je m’amuse moi-même de mes extravagances, roucoulant et badinant comme un sansonnet. J’ai conservé je ne sais quelle naïveté et simplesse que je garde soigneusement par devers moi, et dont nul je crois, ne pourrait supposer la présence, hormis mon épouse bien sûr, qui n’a plus de quoi se faire illusion sur le personnage.

Etrangement, je parais très verrouillé et très froid à la plupart de mes connaissances, non point revêche et présomptueux, mais toujours un peu distant au milieu de la camaraderie même, et de la familiarité, comme si je ne pouvais jamais me livrer tout à fait. J’ai en moi un fond de défiance qui ne passera jamais, instruit tout jeune de la duplicité universelle, et peu enclin aux confidences et au laisser-aller. Beaucoup de gens me connaissent en raison de mon ancienne profession, mais moi je ne connais presque personne. Lorsqu’un quidam me salue obligeamment je me demande à chaque fois qui cela peut bien être. Ce n’est pas là marque de civilité ou de bienveillance. Je crains qu’il n’y ait au fond de moi une espèce de monstre froid, de garnement indocile et méfiant qui ne se rend pas volontiers aux avances. En contre partie j’ai l’amitié fidèle, d’autant qu’elle est rare. Je ne suis pas l’homme des foules, des attroupements et des meetings, mais le plaisant camarade de petites réunions entre amis choisis, et gens de bonne compagnie, épicurien en cela comme en beaucoup d’autres choses. J’aime les relations de confiance, d’accompagnement inconditionnel, de fidélité, de constance, d’autant qu’elles seules favorisent le développement de l’esprit et la formation du caractère. J’ai peu d’amis, quelques camarades, mais j’aime leur fréquentation comme l’air que je respire. Rien ne vaut une relation fortement personnalisée, à la manière de la philia antique où chacun se fait fort de progresser et de se perfectionner en rapport confiant avec l’autre.

Ma propre enfance est pour moi une énigme. J’ai connu les meilleures conditions de croissance dans un milieu protégé, amical et bienfaisant, et les pires, tant l’obscurité régnait sur mes origines, ma place véritable, celle de mon père, et celle de tous ceux qui m’entouraient. Très tôt j’eus de pénibles symptômes qui attestaient, sans que personne ne s’en aperçût jamais, mon incompréhension et ma profonde solitude. Tout était simple et normal et tout était parfaitement aberrant. Que faisais-je, moi l’étranger, l’enfant de nulle part, au sein de cette respectable famille, dont je ne partageais pas même le  nom. Je portais bien sûr celui de mon père, mais personne apparemment ne tenait à dire pourquoi j’étais le seul à le porter. J’ai grandi, emmuré dans un silence de plomb, ruminant quelque incompréhensible question qui ne se formulait jamais et qui n’a peut-être pas de réponse.

Et pourtant, cette question, il faut bien que je l’extraie du profond marécage où elle est ensevelie, à la manière d’une statue figée dans le sable du fond des mers. Mon imaginaire est peuplé de bateaux qui font naufrage, de Robinsons esseulés, d’îles lointaines, de merveilleux caribous tonitruants, de pirates sanguinaires, de trésors introuvables. Je suis de ceux qui ne se lassent point, hélas, de chercher, et qui ne trouvent que de malheureux coquillages. Peut-il en être autrement ? La question déborde l’enfance même, et s’en va dans les profondeurs obscures du passé familial, et au delà, comme des racines qui se perdent dans l’infini de la terre.

Peu importe. L’essentiel est que certaines images, sensations et représentations finissent par percer le mur épais de la forclusion, fassent retour dans la conscience, et puissent donner quelques fleurs. Je sens que l’émergence d’une nouvelle vie est à ce prix. L’enfance n’est pas seulement un réservoir de souvenirs, mais un véritable herbier, un humus précieux et salvateur, qui seul peut rendre l’énergie et le goût de vivre à celui qui a tout perdu.

III

Longtemps je suis resté tout à fait amnésique. Je vivais dans un présent muselé, incapable de retrouver quoi que ce soit de mon enfance, à croire que j’étais né à quarante ou cinquante ans. Lors de ma décompensation dépressive le phénomène s’amplifia de manière inquiétante. Je n’avais plus ni présent ni avenir, emmuré dans l’instant, englué dans cette mornitude sans espoir et sans consolation que connaissent tous les dépressifs lors de l’accès aigu d’angoisse. Avec le temps le présent put s’élargir progressivement jusqu’à comprendre la demi-journée, puis la journée. Une certaine continuité temporelle se rétablissait lentement, avec la conscience élargie d’un passé proche et d’un avenir, certes très étriqué, mais du moins pensable à défaut d’être pleinement sensible. Je suppose que c’est là le sentiment de l’amnésique flottant d’instant en instant, sans repère ni certitude, indécis quant à son existence même, tant que dure cette épouvantable déracinement de l’oubli. Puis il reconstruit patiemment la duré écoulée, et de proche en proche, reconnaît un lieu, une personne, une situation anciennement familière, recoud la trame des souvenirs et des émotions pour se reconstituer une certaine histoire. J’en suis là, encore trébuchant sur le bord du précipice, mais capable de renouer par fragments et recoupements avec mon passé ancien.

A regarder en arrière j’ai eu longtemps l’image d’un lac gelé, impénétrable et forclos, comme si je l’avais rêvé, ou qu’un autre l’eût vécu à ma place. Ce fut un grand moment lorsque, dans les séances d’hypnose que j’entrepris à ce moment là, des images précises revinrent à moi, comme surgies du néant, mais avec une extrême précision. C’étaient des images d’une extrême netteté, mais sans chaleur, et sans vie. L’aide patiente du thérapeute me permit de reconnecter ces images avec certaines impressions émotionnelles, mais très lentement, et comme à reculons. Le lac gelé se fendillait, et, de-ci de-là, quelques reliques se laissaient prendre au filet de mes investigations. Bientôt je fus assez mûr pour affronter des images déplaisantes, encore vitrifiées dans une indifférence suspecte, puis des émotions carrément négatives. Je ne voulais pas retrouver cette haine épouvantable, cette désolation de l’abandon et de l’isolement, ce sentiment poignant de rejet qui habitent tout au fond de moi, et qui me tirent vers le néant. Je pressentais là une immense et invincible détresse, une blessure profonde, une sorte de vacuole, de béance et de trou, comme un vortex tourbillonnant qui tire implacablement vers le fond sans fond. Que de rêves de chute, d’écroulement, de dévastation, de déraillement, de naufrage, d’engloutissement, que de glissades vers le néant, interrompues à point nommé par un réveil salvateur ! Je craignais une hémorragie mortelle, un évidage par le bas qui emporterait le peu de consistance qui restait à ce pauvre moi dépenaillé. Encore un coup, et c’était la mort assurée ! J’avance très doucement, pour découvrir peu à peu que je n’en meurs pas, du moins pas encore !

J’avais bien le sentiment d’un mensonge, d’une duperie gigantesque, infligés à mon entourage avec un soin jaloux, et qui avait longtemps marché. J’étais passé maître en l’art de l’imposture élégante, au point de me duper moi-même, et d’offrir constamment une image controuvée, une belle contrefaçon à laquelle tout le monde ou presque s’était laissé prendre. Cela dura cinquante ans. Qui aurait pu prévoir la suite ? Le premier surpris, ce fut moi, pris à mon propre piège, entraîné dans un cul de sac, réduit à compter les morceaux.

Tout était faux, et je ne le savais pas ! Du moins eus-je l’intelligence de le reconnaître, de faire halte et de respirer, d’interroger et de m’étonner ! Il n’était pas question de poursuivre cette mascarade, plutôt mourir sur place, d’ailleurs l’eusse-je voulu que la chose était impossible : mes membres se dérobaient à l’effort de la volonté, et la volonté elle-même finit par se dérober. De la nécessité je fis ma loi. Il fallait attendre. J’attendis.

« J’ai perdu mon Eurydice… » chante Orphée aux abords des Enfers. Mais ce n’est plus Eurydice que je pleure, mais le temps perdu, celui de l’erreur, de l’errance et de la méconnaissance. Et puis, pourquoi pleurer ? Sans doute fallait-il ce long détour pour retrouver le chemin intérieur. Pour me faire accepter, et aimer, j’ai renoncé à l’essentiel. Mais cet essentiel n’est pas mort. Il est dans la trame de la vie, il est dans ce passé silencieux qui retrouve l’usage de la parole, il est dans ces émotions qui reviennent, ces émois oubliés qui poussent à la porte de l’antichambre, dans ces diablotins égrillards qui font du remue-ménage, dans ces pulsions polissonnes, ces fantasmes et ces rêveries de traverse qui font rire ou sourire, et qui illuminent de leur éclat la morne surface du monde.

Enfant, je rêvais aux bords des lacs et des fontaines. Et si, par un voluptueux caprice, les eaux se fendaient soudain, et que je pusse descendre sur une échelle vers le fond de l’élément liquide ? Peut-être y avait-il des palais enfouis, des tours et des murailles, de belles dames aux longs cheveux noirs, des chevaliers et des pages, et des trésors dans les salles profondes, et un autre monde encore, on l’on pourrait marcher et voyager, parmi les poissons d’or et les herbes sauvages, et deviser à l’infini avec ses amis ? Quoi de plus beau que cet univers enchanté de la profondeur ! Soyons poètes, mes amis ! Ne nous laissons pas dépouiller de nos rêves ! En chacun de nous vit un monde sans origine et sans fin, éternel comme l’univers lui-même, infiniment disponible et rafraîchissant !

IV

M’étudiant et me pratiquant comme je le fais, j’en viens à découvrir un tout autre personnage intérieur, plutôt étrange à vrai dire, insolite, incommode, et décevant. Je croyais me connaître un peu, et me voilà devant un étranger, dissimulé, inhospitalier, cossard, indécrottablement secret, inabordable. Je pense à ces romans anglais fertiles en chausse-trappes, en bibliothèques à double fond, en cadavres délicieusement introuvables, en fausses pistes savamment agencées. Tout est là, mais tout nous trompe par l’opération de quelque malin génie faussement ingénu. C’est une belle métaphore de l’inconscient qui n’a d’inconscient que le nom, qui est parfaitement su, et totalement opaque. Tout se joue toujours à la surface, il n’y a que des surfaces, mais notre œil est conditionné à chercher des profondeurs, manquant l’évidence criante qui se rit à la surface des choses. Illusion d’optique : l’enfance est là, elle est en nous, rien ne l’empêche de se laisser voir sauf que nous ne voyons rien, faute de regarder dans la bonne direction.

Je me croyais fort, je ne suis que faible. Je me croyais assuré, je n’ai nulle garantie, en aucun domaine. Rien de consistant, rien de ferme. Une maison bâtie sur du sable. Mieux encore, une maison taraudée par les termites, une baraque de bois pourri sur les bords d’un volcan.

La vérité, c’est une hideuse béance, un trou sans fond au milieu du ventre, que je veux colmater de mille manières et qui se réouvre à la première déception. Né d’un trou, je vais vers le trou. Mais toute la vie durant, à la différence de beaucoup, le trou continue à sourdre à l’intérieur de moi, à gronder et menacer. Je suis un seau percé, et cela coule, et cela suinte et s’écoule interminablement. Et je colmate, et je bourre, et j’assèche, et je bétonne, et rien n’y fait, le trou est là, incomblable, irréparable. Tonneau des Danaïdes, Trou des Enfers.

Ce que j’ai appelé précédemment la passion du vide, c’est avant tout cela : la souffrance et la fascination paradoxale de ce trou sans orifice, sans forme et sans bords, sans surface et sans profondeur. Trou irreprésentable, impensable, indescriptible. Pur Réel au sein de la structure, cratère béant ouvert sur l’immensité, fond sans fond. Liaison métaphysique de la béance subjective et du vide objectif, fil d’Ariane qui mène de soi à la vacuité universelle. Empédocle au bord de l’Etna, qui d’un saut abolit la tragique distance et s’unit à la totalité. Le vide cosmique monte en moi comme une vapeur délétère, m’enivre et m’alanguit, et je me sens couler dans les ténèbres moites de l’indifférencié.

Ce qui me tient jusqu’à ce jour c’est l’écriture. C’est cette soif inextinguible de poésie. C’est la conviction indéracinable, et tragiquement, impitoyablement déçue, que la vie n’est pas seulement une affaire de tripes. Je ne puis me satisfaire du simple plaisir, de l’honnête et banale normalité, de la vie qui va à la mort. Ma passion, c’est le mot, le jeu des mots, l’inépuisable aventure des mots. Les mots ne sont pas les choses, cela je le sais, je le vis au fer rouge. Mais seuls les mots nous maintiennent un temps dans ce minimum d’existence qui vibre et qui souffre et qui résonne au bord du gouffre.

Le symbolique tient à peu près. Il est vrai que parfois j’ai une peur effroyable de sombrer dans la démence, qui est la perspective à peu près inévitable des structures psychotiques. Nietzsche sombrant dans l’aphasie. Hölderlin déchaîné que de rares amis confient à un menuisier humaniste, passant quarante ans à clamer des vers dans une langue inintelligible. Schumann plongeant dans le Rhin pour se délivrer de la résonance insoutenable de sa musique affolée. Soit, les mots ont encore du sens pour moi. Et je ne délire pas Mais il me faut au plus vite une assise, de peur qu’avec les mots, le réel lui-même ne se dérobe.

C’est ici que la langue oubliée de l’enfance peut reprendre ses droits. Sous les mots dévitalisés de l’intellect vivent d’anciennes résonances, tissées d’émotions et d’images. Pour les retrouver il faut consentir à affronter les angoisses archaïques, les revivre pour les apaiser. Les douze travaux d’Héraklès

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