Chapitre cinq (Philosophie du borderline, suite)
CHAPITRE CINQ
DE L ENFANCE
I
Nous avons d’excellentes raisons de saluer le génie de Groddeck. Une conception strictement immanentiste : le ça de Groddeck est tout autre chose qu’une instance psychique parmi d’autres. Il est le tout de la psyché, si ce n’est de l’univers lui-même. Tout ce qui se produit en ce monde, tant intérieur qu’extérieur, est l’œuvre du ça. « Nous sommes vécus par le ça » disait-il. Etrange affirmation pour un lecteur de Freud, conditionné au dualisme de la vie psychique, des pulsions et de l’inconscient lui-même. C’est que Groddeck est violemment non-dualiste, et c’est là son originalité dans ce bel Occident marqué par vingt siècles de tradition platonicienne et chrétienne. Nul Surmoi, nulle instance répressive ou culturelle, ou langagière ne peut tenir face à la toute puissance du ça. Un nuage ne saurait empêcher la foudre. Et que sont nos représentations, nos idées et nos rêves, sinon des nuages ?
Le ça est la Surface Absolue elle-même, projetée sur le plan de la vie psychique. Le ça comprend aussi bien l’inconscient phylogénétique, familial et personnel, l’histoire singulière et collective, la fermentation pulsionnelle, l’énergie de vivre et de mourir. Bien sûr, une telle conception holistique est peu apte à fournir de rigoureux concepts opératoires dans le domaine de l’analyse. Aussi peut-on soutenir que la démarche de Groddeck n’a rien d’analytique, en dépit des apparences. Non qu’il refuse d’analyser à l’occasion, et parfois fort brillamment, mais il procède plutôt en métaphysicien-artiste, en poète de la vie. Il appréhende les symptômes comme des œuvres d’art, des manières singulières de symboliser lorsque le dire fait défaut, ou se révèle inefficace. Les maladies sont nos créations originales, aussi est-il bien vain de prétendre nous guérir de force, ou par persuasion. De là une pratique résolument pragmatique. L’essentiel n’est plus de guérir à tout prix, mais de rendre au patient les clefs de sa propre singularité.
Voilà qui demande quelque approfondissement. Chez Freud nous avons une conception pyramidale et normative de la vie psychique. Sur les fondements archaïques de la prégénitalité, orale, anale et phallique doit se construire harmonieusement l’édifice de la triangulation oedipienne, qui s’achève dans un processus maturatif du Surmoi, dont la fonction est d’organiser en conflit avec le ça pulsionnel, une certaine dialectique du désir et de la loi, dont le moi est à la fois le théâtre et le recteur officiel. Passons sur les détails. L’essentiel est que le sujet parvienne à franchir les étapes de la psychogénèse pour se hisser enfin au sommet de la pyramide, éclairé sur soi, respectueux de la loi, assumant à la fois son désir propre et les exigences de la réalité. Pas de normalité sans traversée réussie de l’œdipe et du complexe de castration. La névrose témoignera des ratés de la symbolisation, et de l’ échec du primat génital, hétérosexuel et monogame. Quant aux malheureux psychotiques, ils se voient relégués dans les ténèbres du fusionnel, dans l’enfer putride du prégénital. Passer le roc de la castration, voilà la grande affaire, et le reste n’est au fond que pipi de chat. Quoi d ‘étonnant à voir nos névrosés - pas si bêtes ! - refluer avec horreur devant le dit roc de la castration, et préférer encore une bonne et belle névrose à cette sublime guérison freudienne ! Plutôt mes fantasmes et mes souffrances que de mourir guéri ! Et après cela il se trouve de bons esprits pour regretter que l’analyse soit interminable !
Rien de tel chez Groddeck. Nulle affirmation du primat génital. Plutôt un univers un peu régressif, un peu enfantin, un peu diablotin et coquin, où les petits enfants chamailleurs et innocemment pervers jouent avec leurs déchets, leur fait-pipi, et les petites curiosités à la papa-maman. Voilà qui peut déconcerter. Cela ne fait pas sérieux, voyez-vous. Et Groddeck de renchérir, au cas où vous n’auriez pas bien compris : « L’adulte n’a en fin de compte que le choix entre l’enfantin et l’infantile », entendez : entre la santé et la maladie.
Plus question de normalité. La plupart des « normaux » sont des adaptés malades, névrosés, dépressifs ou psychotiques qui s’ignorent. La vraie question, l’unique question, c’est la santé. Et la santé présente une quantité invraisemblable de formes et de figures, bien loin de la morne castration génitale du freudisme.
« Natura sanat, medicus curat ». Le médecin soigne, mais c’est la nature qui guérit… ou vous emporte. Le projet de Groddeck n’est pas d’oedipianiser, de castrer et de génitaliser. Il peut y avoir des guérisons psychiques qui sont pires que la maladie, tel ce guéri de la psychanalyse qui s’empresse de se faire un bon cancer qui l’emportera. Aussi faut-il voir pour chaque cas. Un tel pourra très bien vivre avec sa dépression à condition d’aménager son espace et son mode de vie. Inutile de le traîner pendant cinquante ans d‘analyse sadique et infructueuse, comme ce malheureux Homme aux loups qui a passé sa vie à guérir sans guérir jamais, à croire qu’il était malade de la seule psychanalyse ! D’autres pourront évoluer vers de nouvelles formes d’organisation mentale : un obsessionnel pourra s’hystériser quelque peu, suffisamment pour connaître quelque vibration, lui qui ne sentait plus rien depuis des lustres. Tel autre pourra quitter la structure psychotique sans dommage, et tant pis s’il ne va pas beaucoup plus loin. A chacun son mode original de guérison. Guérisons à mille visages, à mille degrés divers. Plus de norme. A chacun sa norme. Guérir n’est plus normaliser, c’est inventer avec chacun une expression adéquate et libre, et inventive, de sa singularité.
Disjonction définitive de la normalité et de la santé. Si « être normal c’est aimer et travailler », selon les critères ordinaires de la réalité sociale ambiante, être sain c’est pouvoir affirmer sans honte ni souffrance son irremplaçable singularité, tout en vivant dans le monde comme il est.
II
Par certain côté de mon être je suis resté un véritable enfant. Rien ne m’est plus divertissant que de me parler seul à demi-voix, sur un ton tantôt geignard, tantôt rigolard, et de me conter des fadaises. Fatigué ce matin, je me tiendrai un discours pleurnichard sur l’état de santé, la dureté des temps. En forme soudain, et vigoureux, j’ai des ambitions de matamore, grondant, reniflant et pestant, et menaçant et bravachant comme un héros de la commedia del arte. Ajoutez à cela que je puis fort bien me tenir des propos de gamin de cinq ans, et vous aurez la mesure du personnage. Je m’amuse moi-même de mes extravagances, roucoulant et badinant comme un sansonnet. J’ai conservé je ne sais quelle naïveté et simplesse que je garde soigneusement par devers moi, et dont nul je crois, ne pourrait supposer la présence, hormis mon épouse bien sûr, qui n’a plus de quoi se faire illusion sur le personnage.
Etrangement, je parais très verrouillé et très froid à la plupart de mes connaissances, non point revêche et présomptueux, mais toujours un peu distant au milieu de la camaraderie même, et de la familiarité, comme si je ne pouvais jamais me livrer tout à fait. J’ai en moi un fond de défiance qui ne passera jamais, instruit tout jeune de la duplicité universelle, et peu enclin aux confidences et au laisser-aller. Beaucoup de gens me connaissent en raison de mon ancienne profession, mais moi je ne connais presque personne. Lorsqu’un quidam me salue obligeamment je me demande à chaque fois qui cela peut bien être. Ce n’est pas là marque de civilité ou de bienveillance. Je crains qu’il n’y ait au fond de moi une espèce de monstre froid, de garnement indocile et méfiant qui ne se rend pas volontiers aux avances. En contre partie j’ai l’amitié fidèle, d’autant qu’elle est rare. Je ne suis pas l’homme des foules, des attroupements et des meetings, mais le plaisant camarade de petites réunions entre amis choisis, et gens de bonne compagnie, épicurien en cela comme en beaucoup d’autres choses. J’aime les relations de confiance, d’accompagnement inconditionnel, de fidélité, de constance, d’autant qu’elles seules favorisent le développement de l’esprit et la formation du caractère. J’ai peu d’amis, quelques camarades, mais j’aime leur fréquentation comme l’air que je respire. Rien ne vaut une relation fortement personnalisée, à la manière de la philia antique où chacun se fait fort de progresser et de se perfectionner en rapport confiant avec l’autre.
Ma propre enfance est pour moi une énigme. J’ai connu les meilleures conditions de croissance dans un milieu protégé, amical et bienfaisant, et les pires, tant l’obscurité régnait sur mes origines, ma place véritable, celle de mon père, et celle de tous ceux qui m’entouraient. Très tôt j’eus de pénibles symptômes qui attestaient, sans que personne ne s’en aperçût jamais, mon incompréhension et ma profonde solitude. Tout était simple et normal et tout était parfaitement aberrant. Que faisais-je, moi l’étranger, l’enfant de nulle part, au sein de cette respectable famille, dont je ne partageais pas même le nom. Je portais bien sûr celui de mon père, mais personne apparemment ne tenait à dire pourquoi j’étais le seul à le porter. J’ai grandi, emmuré dans un silence de plomb, ruminant quelque incompréhensible question qui ne se formulait jamais et qui n’a peut-être pas de réponse.
Et pourtant, cette question, il faut bien que je l’extraie du profond marécage où elle est ensevelie, à la manière d’une statue figée dans le sable du fond des mers. Mon imaginaire est peuplé de bateaux qui font naufrage, de Robinsons esseulés, d’îles lointaines, de merveilleux caribous tonitruants, de pirates sanguinaires, de trésors introuvables. Je suis de ceux qui ne se lassent point, hélas, de chercher, et qui ne trouvent que de malheureux coquillages. Peut-il en être autrement ? La question déborde l’enfance même, et s’en va dans les profondeurs obscures du passé familial, et au delà, comme des racines qui se perdent dans l’infini de la terre.
Peu importe. L’essentiel est que certaines images, sensations et représentations finissent par percer le mur épais de la forclusion, fassent retour dans la conscience, et puissent donner quelques fleurs. Je sens que l’émergence d’une nouvelle vie est à ce prix. L’enfance n’est pas seulement un réservoir de souvenirs, mais un véritable herbier, un humus précieux et salvateur, qui seul peut rendre l’énergie et le goût de vivre à celui qui a tout perdu.
III